Musique et Mathématiques, #2

Peinture Ceramic#1 de Rebecca Hayward

Musique et Mathématiques, #2

Musique et Mathématiques: quelques remarques à propos de la Renaissance et du Moyen Age

Il est généralement admis qu’il existe un rapport entre la musique et la pensée mathématique mais il reste largement intangible. Il reflète surtout ce que les historiens français de la longue duréeont pu appeler l’évolution des mentalitésdes civilisations. Nous proposons de regarder brièvement ici deux moments privilégiés de la relation entre l’art et les mathématiques dans l’histoire culturelle européenne.

À la fin du Moyen Age, les peintres ont commencé à questionner leur vision du monde: ils désiraient une représentation du réel qui serait davantage « naturaliste » et moins conceptuelle ; jusques là elle avait été entièrement soumise aux doctrines idéalisées de l’Eglise médiévale. Il s’agissait de voir enfin la nature telle qu’elle est instruite par l’œil, et de s’éloigner d’un art dominé par une symbolique devenue rigidement hiérarchisée. Pour le peintre de la Renaissance, le monde physique et visible attestait de manière manifestede la gloire divine: il fallait alors trouver les outils nécessaires pour la représenter dans sa vérité concrètesans renoncer à une idéalité chrétienne, abstraite et théologique et irriguée, de surcroît, par la lecture des philosophes grecs anciens, surtout Platon. Le peintre Renaissant s’est tourné alors vers la géométrie euclidienne qui lui permettait de saisir les objets réels comme des corps géométriques situés dans l’espace. Les commanditaires princiers de ses œuvres lui demandaient aussi de résoudre des problèmes architecturaux, parfois même des problèmes militaires, comme le trajet de l’obus du canon, et, par conséquent, il se devait de représenter les objets dans leurs volumes et dans leur mouvement. Il n’est pas exagéré de dire que les artistes plasticiens de la Renaissance étaient destinés à devenir les grands mathématiciens de leur époque. C’est pour ces différentes raisons qu’ils se sont consacrés tout particulièrement à explorer toute la problématique de la représentation tridimensionnelle: leurs efforts ont abouti à une révolution picturale et à la création d’un nouveau système de perspectivemathématique : la perspective à point de fuite, la géométrie des volumes, la notion de la projection, prémices de la géométrie projective. L’art donnait naissance à une science. La perspective était une conjonctionheureuseentrela réflexion mathématique et la recherche artistique picturale. La matière de la représentation picturale et artistique a pu, même, anticiperl’abstraction scientifique.

À la Renaissance, l’artiste désirait incarner dans son œuvre les quatre « arts » platoniciens, l’arithmétique, la géométrie, l’harmonie (c’est-à-dire, la musique) et l’astronomie. La géométrie et une approche de la mathématique de la perspective devaient contribuer à une organisation des éléments disparates de la représentation picturale en un tout qui, pour des raisons morales et religieuses, devait satisfaire aux critères de l’harmonie universelle.L’instrumentalisation mathématique rapprochait l’artiste et le penseur de la Renaissance du magicien capable de générer, à partir de combinatoires matérielles et concrètes, des représentations abstraites, mimesis de la transcendance divine. Ces découvertes n’étaient pas sans danger : le magicien était un hérétique, par définition.

Lamétaphore globalisante de l’harmonie universelle et  musicaleétait,en fait, un héritage du Moyen Âge. Cependant, le persona imaginaire de Pythagore, qui est au cœur de la mythologie médiévale, incarne une croyance fondamentale en une structure symbolique et théorique du nombre qui, souvent, s’oppose aux manifestations concrètes et réelles du son. La musique de la Renaissance, comme la peinture, proposait de concilier la notion d’un tout harmonieux et idéal avec la mesureauthentiquement scientifique :le vécu de l’œil, la perception « matérielle » et « sensuelle » auditive,ne devaient pas être préemptés par la représentation. Monteverdi, dans sa correspondance, dira que la musique doit être le reflet de la vérité, c’est-à-dire, qu’elle doit reproduirele réel physique et psychique. (Ceci étant dit, nous ne devons pas oublier que le maniérisme italien de la même époque proposera une théorie de l’art et de la représentation beaucoup moins tranchée. Mais nous n’avons pas la place de développer cet aspect important des choses ici.)

Par contre, la musique, dans le cadre de la philosophie et de l’heuristique médiévale, étaitpurnombre. Nous pouvons évoquer, à grands traits, cette « numérologie » mystique. Le chiffre trois est le premier nombre avec un début, un milieu et une fin et il représente la somme des deux chiffres précédents. Dans le domaine de la moralité, il constitue le fondement du bien; il est la matrice de toute musique. Le chiffre trois jouera un rôle considérable pendant tout le Moyen Age. Le chiffre quatre représente lequadrivium ; il existe quatre éléments, quatre points cardinaux, quatre saisons, quatre vertus, quatre formes d’être (les anges, les démons, les créatures animées, les plantes). Du chiffre sept jaillissent les tons, l’harmonie des sept planètes, dont l’image est diffractée dans les sept cordes de la lyre terrestre. Le chiffre huit, qui est deux fois quatre, constitue l’harmonie; le dix, le décade, incarne la Totalité et occupe la position suprême parmi les nombres. La tradition patristique affine cette mystique en proposant les quatre concordances musicales (symphoniae musicae) et elle ajoute au chiffre sept, outre les sept tons de la gamme, les sept jours de la semaine, et les sept grâces du Saint Esprit.

La musique occupe au Moyen Age une place à côté des mathématiques du nombre et de son arithmétique surtout. La musique devait conduire à la vérité en prévenant l’hérésie et en approfondissant la dévotion religieuse. La tâche du musicien médiéval consistaità identifierles trois types de musiqueselon les exigences de la raison imposée, la « ratio » : la musica mundanaqui s’incarne d’abord dans le mouvement des sphères, l’organisation des éléments et des saisons, et qui, dans un deuxième temps, relie l’esprit éternel éthéré et le corps selon un ordre numérologique précis, à travers des sons aigus et graves. Cet ordre entrelace l’âme et les différentes parties du corps en une hiérarchie immuable de valeurs. Les deux aspects de la musica mundanane connaissent aucune matérialité sonore. La musique de la troisième espèce, quae in quibusdamconstitutaest in instrumentis, est la musique qui se manifeste, enfin, dans son enveloppe sensuelle perceptible.

Les praticiens, musiciens et compositeurs, bien que profondément imprégnés par ce pythagorisme « christianisé » ont, malgré tout et surtout, poursuivi leurs investigations musicales selon des schémas pragmatiques de la troisième espèce,la création restant largement tributaire de règles sensuelles, c’est-à-dire, constamment redevable à un catalogue de bonnes recettes de cuisiniers expérimentés. L’expression, un héritage culturel de nature orale et l’imitation de « vive voix » ont dominé la pratique musicale. L’extrême complexité de la théorie médiévale des modes supposée conforme à la pensée grecque en témoigne : elle constitue une somme idiosyncrasique et syncrétique de manuels musicaux de l’Antiquité. Pour le musicien médiéval, la relation à l’arithmétique et à la géométrie exprimait surtout une équation éthiquequi légitimait la relation entre son activité artistique et la transcendance divine.

Les musiques médiévales et renaissantes étaient assimilées aux sciences et aux connaissances

abstraites parce qu’elles devaient refléter les mystères du nombre à travers l’harmonie et le rythme : au Moyen-Age la musique donnait un aperçu lointain de la musique des sphères, c’est-à-dire de la musique céleste, pour les hommes, imperceptible ; à la Renaissance ce mysticisme musical intériorise à la fois l’idéalité platonicienne et la notion dumagicien agissant sur la matérialité des choses et des destins individuels.

Aux deux époques une figure géométrique commune, le cercle : image de la sphère de l’univers, image de la roue de la fortune, image du temps ininterrompu, infini et contenu, image de la perfection. Dans la Divine Comédie, lorsque Virgile, le guide, et le poète, Dante, rencontrent St. Thomas au Paradis, ils dansent ensemble, en ronde. Le cercle des danseurs est la métaphore de l’harmonie entre les hommes et entre les hommes et la Nature. À la Renaissance, ce cercle s’élargit et devient la table du Banquet, la table où sera jouée la musique et où sera partagé le repas. Le dialogue d’entre les voix, c’est-à-dire, le contrepoint, et la danse des corps, trouvent ainsi leur représentation idéale dans le cercle. L’éthos des modes, c’est-à-dire, tout le chromatisme musical des affects,est incarné dans les relations entre les tons dans le cercle des quintes. Guillaume de Machaut, poète et compositeur du quatorzième siècle, nous le dit :Mon commencement est ma fin, ma fin est mon commencement.

 

Berry Hayward, musicien

 

Post scriptum : L’époque des Lumières poursuit le « projet » matérialiste et humaniste de la Renaissance. Leibniz affirmera que le plaisir musical est ancré dans la sensation inconscientedecompter, comme si l’expérience musicale traduisait une connaissance proto-mentale de la succession des chiffres, de la régularité et du déploiement du nombre, de la série numérique. Et, à terme, au début du dix-neuvième siècle, le mathématicien Joseph Fourier parviendra à calculer le « sinusde sol majeur » (cf., Morris Kline, Mathematics in Western Culture, pp.287-303) et à démontrer que tous les sons, vocaux et instrumentaux, peuvent être transmués en langage mathématique. Il faut attendre la musique électronique du vingtième siècle pour que l’investigation mathématique puisse réellement influer dans toute sa matérialité sur la création musicale per se : l’apparente abstraction mathématique se transformera en réalité sonore du moment où une nouvelle « lutherie » sera inventée, celle de la bande magnétique, de la reproduction et de la diffusion mécaniques du son et de leur instrumentalisation à travers l’informatique.