L’archipel Musique

Aquarelle Watercolor 04 de Rebecca Hayward

L’archipel Musique

Ce texte a été réalisé en 2007 à la demande de Gérard Paquet, le premier directeur de la Maison des métallos à Paris. Les opinions exprimées, bien qu’elles soient inspirées par notre travail au sein de la Maison des métallos et par un dialogue soutenu et amical avec la direction de l’époque, incombent, toutefois, à l’auteur qui en assume entièrement la responsabilité.

I

À l’heure du village planétaire le phénomène de la fertilisation culturelle croisée, de la pollinisation croisée, pour reprendre le terme de Salman Rushdie, est devenu un fact of life, un fait de tous les jours. La Maison des métallos a situé au cœur de son projet l’interculturalité. Une inter culturalité élargie qui ouvre grand ses portes : à des rencontres qui traversent les frontières géographiques, linguistiques, générationnelles, temporelles, entre amateurs et professionnels, entre les vulnérables et les puissants, entre les cultures savantes et populaires, ou comme l’exprimait l’ethnomusicologue américain, Charles Seeger (le père de Pete Seeger), entre l’art from above et l’art from below, l’art d’en haut et l’art d’en bas.

La musique est un art d’expression collective qui permet aisément de traverser les frontières sociales, générationnelles et culturelles. C’est certainement la nature fédératrice inhérente à la musique qui a donné naissance à la world music. Bien que les autres arts aient pu s’ouvrir aux influences « étrangères », nous n’entendons pas parler d’une world dance, d’une world peinture, d’une world architecture. Seule la musique est appelée « world » et c’est pour cela qu’elle occupe une place si importante au sein d’une institution comme la Maison des métallos. À nous de nous interroger sur le pourquoi de cette « universalité » acquise de la musique.

La musique, toucherait-elle à un inconscient archétypal au-delà (ou plutôt en deçà) de la réflexion sociologique ou esthétique ? Nous voulons citer un passage d’un des derniers livres de l’auteur anglais, Ian McEwan : « Out in the real world there exist detailed plans, visionary projects for peaceable realms, all conflicts resolved, happiness for everyone, forever—-mirages for which people are prepared to die and kill. Christ’s kingdom on earth, the worker’s paradise, the ideal Islamic state. But only in music, and only on rare occasions, does the curtain actually lift on this dream of community, and it’s tantalisingly conjured, before fading away with the last notes. » (Saturday, pages171-172) McEwan propose une métaphore puissante : la musique nous permet de pénétrer le théâtre mental, la dramaturgie de l’esprit, et de lever momentanément le rideau sur un monde d’harmonie et de voix qui dialoguent grâce à l’entente polyphonique et de nous introduire au rêve d’une communauté. Cette harmonie et cette entente éphémères, si différentes et opposées aux idéologies pragmatiques et programmatiques de l’utopie évoquées par McEwan, peuvent être cependant le reflet d’un état permanent désiré, sans pour autant nier les aspérités et les conflits qui accompagnent l’élaboration artistique, sans pour autant les transformer en une pensée visionnaire agressive qui balayerait tout sur son chemin. Une institution culturelle publique, comme la Maison des Métallos, qui se dote d’un dream of community, ce que le regretté Jacques Berque appelait le rêve d’une nouvelle Andalousie, peut indiquer des chemins et des parcours pour s’y rapprocher pour y parvenir. Les différents acteurs se rencontrent à des carrefours et des croisements, chaque point d’arrêt marquant un tournant, un point de passage. La Maison des métallos « lèverait le rideau » où la magie de l’art conjure un imaginaire vagabond qui renoncerait à toute notion de conquête ou de marche forcée.

Une des conséquences, et pas des moindres, de l’activité culturelle ouvertement croisée est de bouleverser nos notions de patrimoine et de transmission. J’insiste sur le mot « ouvertement » : notre culture occidentale a toujours été, sur le plan de l’activité intellectuelle et artistique, traversée par les influences « étrangères ». Les médiévistes français de l’Ecole des Annales, et les grands érudits espagnols comme Ramón Menéndez-Pidal, ont révélé le lien qui existe entre la création de la notion fondatrice de l’Occident au Moyen âge et le commerce intense que ce monde occidental, proto européen, a pu entretenir avec l’art, la philosophie et la théologie du monde oriental, arabes en particulier. Ce commerce s’inscrivait dans une longue durée ; la culture Andalouse a porté ses fruits grâce à la ténacité de ses chercheurs et de ses artistes, leurs efforts soutenus et patients de traduire, de ré écrire, de repenser la culture de l’Autre. Sa singularité réside dans le fait d’avoir jeté les prémisses d’une culture nouvelle sans oblitérer la singularité de chaque civilisation qui la constituait, la juive, la musulmane et la chrétienne.

À la Maison des métallos, les projets interculturels musicaux adhèrent au principe de la longue durée et épousent un espace-temps requis pour une pollinisation croisée réussie. Le projet mené à la Maison des métallos avec Abdulatif Yacoub, compositeur, chanteur et joueur de ‘ud du Yémen, est, à ce propos, exemplaire : apprentissage des textes en langue arabe, transcription précise des partitions en notation occidentale, traductions croisées entre arabophones et francophones, création d’une chorale à Sana’a, exploration de la modalité et du tempérament, improvisation et composition de pièces originales, apprentissages oraux et livresques croisés. Un travail à la fois ardu et joyeux, toujours en cours, démarré il y a déjà trois ans, et qui ne peut pas s’extraire d’un temps long, car il s’agit d’un temps qui est devant nous, d’un temps à venir, d’un temps d’avenir. Ce projet a profondément modifié le regard que les ensembles portent habituellement sur eux-mêmes et leurs répertoires respectifs ; dans un entretien à France-Inter Abdulatif Yacoub a déclaré que son travail avec les ensembles de la Maison des métallos a modifié profondément sa vision de la musique arabe, par l’image inattendue réfractée qui lui était renvoyée. Pour les ensembles de la Maison des métallos c’est la joie éprouvée dans la réalisation des concerts qui a été l’élément de surprise et qui a fonctionné comme une véritable machine désirante déplaçant et bousculant l’image de soi et de la collectivité !

L’ethnographe Germaine Tillion a appelé de ses vœux un face à face entre cultures et histoires, pour que les gens « se posent des questions…Voyez, je suis pour la réflexion, et la réflexion au sens profond du mot : le reflet…..Le reflet et le reflet du reflet, qui se répondent comme un dialogue. » (À la recherche du vrai et du juste, page 65.) L’interculturalité ne peut rester un vœu pieux : elle doit activer l’échange et réactualiser la dynamique du changement. Mais, il est important de souligner que si cette activité tend vers la création d’oeuvres communes et partagées, elle ne cherche pas à créer une œuvre unique ! Il ne s’agit pas de faire taire les voix divergentes et différenciées de cultures multiples et de les faire confluer vers un seul modèle univoque, un seul livre ou une seule symphonie.

La musique et la poésie permettent d’entendre distinctement l’Autre sans pour autant céder au désir impérialiste du tout comprendre et d’absorber l’Autre dans un tout homogène inévitablement mortifère. Comme dans la Poétique de la Relation, où Edouard Glissant évoque et explore « la confluence massive et diffractée des cultures », l’absence ou la négation d’une poétique de la totalité des confluences historiques, géographiques, individuelles et collectives serait un manque : « Ne pas savoir cette totalité ne constitue pas une infirmité. Ne pas désirer la savoir, assurément….L’Autre de la pensée est toujours mis en mouvement par l’ensemble des confluents, où chacun est changé par l’autre et le change. » Glissant ajoute : « L’Autre de la pensée est l’esthétique mise en œuvre par moi, par vous, pour rejoindre une dynamique à laquelle concourir. C’est la part qui m’est dévolue de l’esthétique du chaos, le travail à entreprendre, le chemin à parcourir.» (Poétique de la Relation, pages168-169)

Force est de constater : la « world music » dans ses manifestations habituelles, juxtapose, insère, rajoute, créant seulement des instantanés brefs de la diversité culturelle. À la longue, elle est devenue, une musique homogène qui gomme les singularités originaires. Bien qu’elle dise refléter la curiosité, le désir de connaître l’Autre, ses effets constituent, en premier lieu, l’expropriation du lieu de l’Autre.

II

Aucun homme ne peut vivre isolé.

« No man is an island unto himself », écrivait le poète John Donne.

Au seuil des temps modernes, au début du 17ème siècle, on imagine et conçoit alorsle continent-monde, continent où se déploient les « grandes cultures » historiques, où règne l’empire de l’art et de la raison, réalisation topographique globale où l’échange est articulé à travers une lingua franca, exclusive, réalisation par laquelle une unité de pensée peut enfin se manifester pleinement et sans plis, baignée d’une même lumière.

Le continent est une masse immuable. Le continent, terre ferme, est, au-dessus, strié de routes millénaires, gravées pour toujours, traces consolidées de cartographe dont la pointe sèche vrille le sol rocheux et solide : un continent-socle. Ses mers sont intérieures et souterraines : visions lacustres magiques d’une terre irriguée, tranquillisée, apaisée, nourrie. Ses rivières invisibles se croisent aux confluents secrets d’une préhistoire oubliée.

L’insularité s’opposait alors à cette vision continentale : l’île surgit d’une matière liquide qui l’embrasse ; elle est lieu de passage, de transit, d’amarrages éphémères ; elle est facilement victime de vents dévastateurs ; ses récifs la protègent à peine ; dans la légende, l’océan, le raz-de-marée, finit par engloutirl’île, la noie, l’oblitère. L’île est un point sans corps, a mere pin prick, sur la mappemonde. L’île nous éloigne du monde, elle est hors-monde. Dans le meilleur des cas, elle est l’Utopia de Sir Thomas More ou l’île de la Tempête.

Ellis Island est un no man’s land qui marque le point d’arrivée d’une ancienne vie sur le Vieux continent, et le point de départ d’une vie renouvelée au seuil d’une terre promise, d’un continent de promesse.

L’île est un filtre aux confins de l’empire, aux confins du continent : l’île d’Ouessant, Hispaniola. Elle est le non-lieu de l’emprisonnement : L’île au Diable, L’île de Ste. Hélène.

Dans le mot exil, l’île.

Pour de millions d’hommes et de femmes noirs l’exil commence par l’Ile de Gorée.

Eichmann conçoit dans un premier temps la déportation des juifs vers une île de l’Océan Indien.

Le Ghetto est une île au cœur de la cité.

III

Cependant, les théoriciens de l’interculturalité aujourd’hui, et tout particulièrement le poète Édouard Glissant, évoquent l’archipel, une nouvelle dimension du comment penser l’humain : îles distinctes, reliées par la mer, l’archipel intègre l’errance, « le chemin à parcourir », le déplacement comme facteurs déterminants dans la définition de l’identité culturelle et individuelle et dans le saisissement del’origine. L’île n’est plus le lieu d’un emprisonnement, ni l’emblème de l’exil. Et l’île de notre origine devient « a center around which, not a box within which » (Ezra Pound) .

Le vent et les vagues font tanguer le migrant, ses repères se brouillent sous l’effet de courants qui peuvent l’emporter, le fond lui est inaccessible, il n’a pas pied, les nuages peuvent masquer et démasquer ses guides transcendantaux que sont les étoiles. Il avance la tête levée vers le ciel. À terre, il regarde ses pieds. Sur l’eau, le voyageur glisse, abandonne le tempo latéralisé de la marche, son corps avance d’un seul tenant, enfin, presque passif, dans son mouvement général; son corps propulsé semble apaisé pendant que son esprit alerte conduit le vaisseau instable, ballotté même sous l’effet d’un vent à peine palpable. Une insécurité primordialeaccompagne la trajectoire, fluide et insaisissable. Il ne peut tenir l’eau dans ses mains, elle coule d’entre ses doigts, elle résiste à son appréhension. Mais sans pesanteur, elle le transporte d’île en île, de port en port, d’une demeure à l’autre, d’une origine à l’autre.

Il existerait un exil désiré. Celui qui est l’aboutissement d’un voyage imprévisible d’île en île, à travers l’archipel des cultures, où errance et identité ne sont plus antinomiques et ne désignent plus les termes opposés d’une équation binaire résultante de l’Histoire des nations et des empires et d’une logique de l’excluded middle qui désertifie la terre fertile située entre le vrai et le faux, entre le blanc et le noir, mais composent, enfin, l’être métissé. L’archipel est la dispersion fructueuse.

C’est ainsi que la Maison des métallos propose, à travers ses activités musicales, chemins, parcours, et errance, la mise en œuvre d’un travail en forme de zigzagqui résiste résolument à la violence et à la notion destructrice du « choc » des cultures.

Paris, 2007