Interpreting Machaut, Fragments IV

Peinture Ten trees in Tuscany de Rebecca Hayward

Interpreting Machaut, Fragments IV

What is music which does not

In any sense progress?

Great improvement of the sense

Of hearing.

Concordant old as good as good

Discordant new.

“So made that all parts together,

Or either severally…may be sung”

Resolved like Simone Molinare

(Miller)

Against the mill of time purveyor

Of the earth’s hope, with canorous pearls

In the shell of beauty, and beams like Venus

To the sun.

From Zukofsky’s “A”

Pour le musicien le commentaire verbal peut représenter une étape dans son cheminement vers une interprétation. Mais cette expression verbale, surtout si elle est musicologique and not poetry, restera inévitablement « fragmentaire ». Car l’exécution sera le seul moment vrai de synthèse.

Le jeu instrumental et vocal implique un choix de timbres et de rythmes qui déterminent entièrement la compréhension de l’œuvre dans son déroulement : écouter, entendre, faire entendre, se fondent dans l’entendement, l’épistémè. Machaut nous propose une herméneutique sans le « rayonnement » du commentaire verbal. En deçà du jeu, les textes poétiques de Machaut résisteront toujours à la parole analytique. La nature passagère et changeante du jeu, la liberté dans le choix du tempo, de l’orchestration, de l’ornementation et de l’intensité sonore rendent plausibles la glose, celle qui par son constant renouvellement ressuscite à chaque représentation le texte à jouer en le rajeunissant, en ce sens qu’elle fera renaître à elle-même, et à chaque fois,  la forme.

C’est bien de cela dont il s’agit quand Schlegel écrit: « … (la critique poétique) voudra exposer à nouveau l’exposition, donner forme nouvelle à ce qui a déjà forme (…) et l’œuvre, elle la complètera, la rajeunira, la façonnera à neuf. »

Contrariant les cadres musicologiques usuels qui tendent à réduire le champ sémantique du texte musical programmé, Machaut nous offre une « critique » de pure poésie : la sensualité, la danse, le jeu, le chant, le dit, élargissent infiniment les horizons de l’entendement, bien au-delà de la paraphrase analytique et conceptuelle.

L’Allégorie, chère à Machaut et à tout le Moyen Âge, traduit un élan irrésistible de clarté : transcender la littéralité du vécu en épousant la pensée abstraite. Cependant, le Nom Allégorique incarne une présence « concrète », un imaginaire devenu tangible du fait que les émotions sont mises en scène : Haine, Amour, Jalousie ne conduisent pas à l’épure, car leur personnification à travers le récit reste lettre morte sans chant, danse et joie. Les termes de la causalité psychique sont ici renforcés, brouillés plutôt, pour nous, qui espérons, depuis l’invention de la philosophie, homologuer connaissance et abstraction : les mots, les concepts, se pensent, dorénavant, dans le corps musical d’une image enluminée, d’une vision onirique qui a trouvé son expression précise à travers le timbre sonore qui colore, qui fait résonner, le nom.

Au XIVème siècle l’enseignement de la musique était synonyme de l’apprentissage d’une science thérapeutique, une thérapie qui résorbait le syndrome maladif par le rire et la danse. Machaut restaure l’Autre, l’absent du désamour de la contrainte courtoise, en l’offrant à la danse et au chant, sans lesquels le songe et le souvenir portés par  l’Allégorie et sa figure  sont condamnés à rester, à  jamais, inanimés, privés de vie, saturés de vide. Wilfred Bion, le psychanalyste anglais, a exprimé un vœu : fonder, un jour, un langage psychanalytique qui soulagerait à coup sûr à travers les mots de l’interprétation les patients de leurs souffrances : il s’agit, selon lui, de la création d’un vocabulaire de l’interprétation analytique qui posséderait les vertus de  la musique et de la poésie. Est-ce cela que Machaut nous propose ?

La danse représente, alors, un don, l’expression de la grâce. Les corps transis de danse défient l’angoisse, par exemple, celle qui surgissait devant l’épidémie de la peste qui ravageait alors l’Europe: Jean Delumeau a commenté la danse macabre qui s’exécutait dans les cimetières au XIVème siècle: en se hâtant vers la mort l’angoisse collective prenait la forme d’une cérémonie débridée, mais paradoxalement empreinte de douleur et de cruauté. La danse, nous explique Curt Sachs, finira par se transmuer, elle-même, plus tard, au XVIème siècle, en épidémie : choréa major. Marie Stuart convoque ses musiciens et ses maîtres de danse après que les barons écossais décapitent son amant sous ses yeux : elle se livre à une frénésie chorégraphique qui dure trois jours et trois nuits.

Aujourd’hui oserions-nous rire à gorge déployée de la mort ? Oserions-nous danser sur une tombe ? Au Moyen-Âge et à la Renaissance le rire est une stratégie de la pensée philosophique : appelé à ruiner l’ordre social et briser la rigueur du code courtois, il incarne aussi une transcendance, un dépassement mystiques par la manifestation de la joie : le recul significatif qu’il impose au sujet transforme la relation du sujet à lui même, l’objectivant, pour qu’il puisse se ressaisir, se reprendre, devant la misère du monde.

D’un côté ces rires là : le rire gras, sensuel, démythifiant et destructeur des Goliards, les rires amers de Rutebeuf, de Jean de Meung ou de Villon, le sarcasme/rictus d’Adam de la Halle dans le Jeu de la feuillée, le rire ironique, grivois et drôle de Rabelais, l’hilarité de Boccace ou de Chaucer, annonçant un beau désordre au service de la nature instinctuelle et sexuelle de l’homme, le charivari irrésistible du désir qui s’épanouit et qui s’accomplit au-delà de toute limite.  Il peut même exprimer la haine, le mépris, la domination triomphante, le débordement d’une ironie destructrice, une misogynie qui contrarie l’harmonie matrimoniale et la relation d’amour.

De l’autre, un « rire » comme celui de Machaut, qui manifeste une joie emblématique, la gioia du Trecento. La joie chez Machaut reste allégorique, elle ne déborde jamais les limites d’une configuration rhétorique maîtrisée ; il s’agit d’une allégresse religieuse et contemplative (a spiritual mirth) qui conserve en son for intérieur ses origines courtoises, et ne renonce en aucun cas à sa première visée, une hiérophanie du plaisir, la révélation de l’origine sacrée de la jouissance, l’icône. Il s’agit alors d’une joie soumise à un code archaïque de la distinction, d’une pantomime rituelle de nature religieuse, d’une cérémonie de la sapience amoureuse qui nous rappellent les liens qu’entretenaient certains penseurs médiévaux comme Brunetto Latini avec l’Orient. Dante nous « dévoile » dans le Paradis de sa Divina Commedia St. Thomas d’Aquin tournoyant, dansant, baignant dans une lumière si blanche et si éblouissante que ses traits, son corps, nous restent invisibles. Les formes cycliques et les rimes saturées portées par la prosodie rythmique de la ballade et du virelai de Machaut poussent l’interprète à gagner cet espace de l’oubli de soi blanc, aveugle et aveuglant, la voix, les voix, s’éparpillant en cercles concentriques comme l’éventail de la lumière du jour à l’aube ou au crépuscule, filtrée et divisée en couleurs bigarrées par le prisme animé des vitraux des cathédrales. L’imagerie religieuse se transforme en une pure forme colorée et abstraite, les lignes noires de plomb du vitrail cernant et dessinant un chromatisme de bleus, de rouges, de jaunes, semblables à un véritable klangfarben « digne »  de notre modernité.

Un dicton juif dit, L’homme pense, Dieu rit : la gaieté, le rire et l’humour appartiennent à la transcendance. Mais, le hassidisme avec sa recherche d’une réalisation mystique radicale s’oppose au contemptus mundi médiéval et courtois. Les limites de l’éthique du sage hassidique s’élargissent pour inclure ce qui est de plus terre-à-terre dans ce monde pour que le quotidien accueille en lui, ici et maintenant, la vitalité divine ; tandis que Machaut, en adhérant à la notion chrétienne d’une rédemption intérieure nécessairement éloignée d’un siècle corrompu,  préserve, coûte que coûte, car il y tient, envers et contre les bouleversements de son époque, le cadre du jardin d’amour, du cloître, au centre desquels est planté symboliquement l’arbre de la vie, l’arbre de la connaissance, et s’érige la fontaine d’amour, protégés par les murs de l’enclos et à l’abri des regards de ceux qui ne sont pas encore initiés, préservant ainsi une sérénité contemplative qui constitue l’enveloppe de la ronde dansée, du rondeau et de la ballade—chorégraphies de voix amoureuses entrelacées en un contrepoint de rimes et de formes métriques qui, s’imbriquant les unes dans les autres, se répètent jusqu’à l’ivresse, jusqu’à la perte de soi, dessinant ainsi les limites de la relation amoureuse. Toute intrusion, toute pénétration, toute transgression par le monde du secret de ces voix détruit définitivement l’équilibre savant du dialogue amoureux.

Une joie qui est alors d’éblouissement. Plus tard, Couperin appellera cette même joie enthousiasme signifiant ainsi la transe. Gilbert Rouget nous a montré jusqu’à quel point la danse et la transe sont complémentaires, inséparables. La liturgie médiévale, malgré les injonctions sévères des synodes, comportait tous les éléments rituels d’une pantomime où la danse avait sa place, bien que ses mouvements puissent nous paraître, tout compte fait, à la lumière de nos normes culturelles actuelles, relativement discrets. La danse semble avoir été pendant le Moyen-Âge une force de représentation irrépressible jusque dans la nef du vaisseau sacré de l’Église : elle s’imposait d’elle même, traduisant le rythme irrésistible des corps, un entrain, une commotion des esprits. Le Morisque, the English Morris dance, des 16èmeet 17ème  siècles, était à l’origine un récit dansé au sein des cathédrales tolédanes : à travers la chorégraphie de deux rangs de danseurs, qui faisaient face et qui s’opposaient, le combat médiéval entre chrétiens et « infidèles » trouvait une expression théâtralisée et esthétisée. Cette danse incarnait toute l’énergie d’un combat avec le démon étranger, les bâtons dressés des danseurs avec lesquels ils frappaient le sol symbolisant les sabres des chevaliers guerriers engagés dans une violence patente entre les deux cultures, la chrétienne et la musulmane, les visages noircis de certains danseurs désignant l’ennemi maure à abattre et à expulser. Cependant ici, enfin, cette violence religieuse, au cœur de la demeure sacrée, proposait, me semble-t-il, peut-être, par la danse et la musique, l’ébauche, je dis bien, l’ébauche, d’une expression sublimée, rituelle, voire pensée, que nous désirons toujours tant aujourd’hui à la lumière des conflits civilisationnels qui perdurent. Plus tard les origines guerrières et religieuses du morisque seront oubliées et il n’en restera que les figures courtoises et « folkloriques ».

La musique et la danse religieuses à leur origine représentaient une conjuration. Au douzième siècle, à l’abbaye de Cluny les moines chantaient à tue-tête, espérant à l’aide d’une hyperbole sonore conjurée de la musique spirituelle, à travers leurs mots et mélismes puissants et exubérants, contrer les forces maléfiques qui pouvaient à leurs yeux menacer la communauté des croyants. L’architecture harmonique et contrapuntique de la Messe de Machaut, dès son ouverture, par la puissance de ses masses sonores régies par le taléa du Kyrie, traduit la confiance en la magie d’un mouvement qui chasserait devant elle toute notion de défaite, déjouant la triste fatalité de la mortalité de l’homme, annulant les catastrophes de nos violences partagées et les assauts destructeurs de la nature.

L’effet rythmique chez Machaut est si puissant dans la Messe que le musicologue français, Jacques Chailley, dans son article sur cette œuvre, en dégage un sens symbolique : « on devrait relever les soulignements verbaux par ralentissement, aboutissant à transformer la perception contrapunctique en perception harmonique, et en souligner l’importance historique dans l’histoire de l’harmonie. Mais c’est aussi un élément essentiel de l’exégèse verbale. Si Machaut ralentit, dans le Gloria, les mots Jesu Christe, c’est sans doute une simple salutation révérencielle. Mais lorsqu’il fait de même dans le Credo sur les mots Ex Maria Virgine que rien ne désigne autrement à l’attention, reprenant le tempo normal pour Et homo factus alors qu’une tradition attribuée à Louis IX y fait fléchir le genou, on peut voir là une intention particulière dont on peut se demander s’il s’agit d’une traduction de la dédicace Messe Notre-Dame, ou si cette dédicace n’a pas été ajoutée par un scribe frappé par la beauté de ce passage. Mais lorsque le soulignement se présente sur les mots Et in terra pax, comment ne pas y déceler, en pleine Guerre de Cent Ans, un écho des aspirations profondes d’un temps déchiré par les malheurs de la guerre ? » La complexité de l’écriture de Machaut serait-elle une station sur le chemin chaotique menant à une expression rituelle et religieuse moins superstitieuse, davantage « civilisée », c’est-à-dire réfléchie, qui s’inscrirait ainsi dans une recherche philosophique et éthique qui encouragerait la conciliation des opposés et l’apaisement?

L’élément chorégraphique est peut être l’élément qui a été le plus négligé par les interprètes de Machaut qui aurait apprécié, il me semble, l’adage de Mallarmé : « le nœud de l’âme c’est le rythme ». Ce sont la musique et la danse qui tissent les liens d’une convivialité spirituelle et robuste, donnant le la de la joie. Le mélisme et le hoquet en sont « régis ».  Le hoquet et la syncope, le déplacement d’accent mélodique et harmonique qu’ils représentent, sont essentiels à la musique de Machaut. La syncope dans les mélismes de Tant doulcement allège la ligne mélodique, l’adoucissant, la faisant « swinguer », nous rappelant une chanteuse comme Billie Holiday qui fait « flotter » la phrase en jazz, évitant, ainsi, le « ump-thump-ump-thump » de la mesure. Le hoquet et la syncope make the rhythm skip, simulent le ricochet d’une pierre lisse percutant la surface de l’eau. La musique Birmane nous propose un jeu du hoquet exemplaire : staggered bursts of sound rivetting the voices together and yet diffident, almost shy, échos légers, aériens, une entente aigue et fine entre les voix, révélant une pudeur, une délicatesse d’intention, courtoise, sous l’effet des réponses « hoquetisées ». Les réponses contrapunctiques imbriquées, enchevêtrées, collées même entre elles, demeurent pourtant fluides, fuyantes et insaisissables à leurs points d’union. Le hoquet insuffle à la ligne mélodique un surcroît d’énergie : par les silences et les « hésitations », sous l’effet de son « bégayement », il introduit, il articule fortement, et c’est tout son paradoxe, les accents rythmiques, les temps forts, du texte. Machaut introduit le hoquet même à l’intérieur du mot, le fragmentant pour que l’écho augmente l’unité sonore du mot le dotant ainsi d’une dimension spatiale élargie : la géographie sonore, l’espace musical s’enrichissent sous l’effet du ricochet, du rebondissement, le retard du son dans le vaisseau de la cathédrale produisant un effet de  « stéréo » et de « délai » acoustique, de réverbération infinie dans ses retards et atermoiements.

Le « Hoquetus David » de Machaut, qui est une épiphanie sonore du hoquet, est une « miniature » à trois voix où on entend pourtant toute l’architecture de la nef et des ogives qui la coiffent. Encore faudrait-il un jour orchestrer le Hoquetus David dans un grand espace et avec un effectif important, comme nous le suggère l’article du musicologue Vachulka qui a pu décrire le milieu musical riche en musiciens et interprètes et en lieux de concerts que Machaut a pu rencontrer pendant son séjour à Prague. Et encore, pourrions-nous envisager de l’orchestrer en pure vocalise, à la manière de « L’homme et son désir » de Darius Milhaud pour que cette spatialisation soit discernée avec les voix a capella comme la consécration du lieu sacré de sa réalisation, chapelle, église ou cathédrale, faisant ainsi apparaître au grand jour le soubassement religieux du thème affiché de David, du roi David auteur des Psaumes. Alors ne deviendrait-il pas évident à l’auditeur qu’il s’agit, dans le Hoquetus David, d’une musique de temple, d’une évocation des méditations hébraïques accompagnées par une harpe et une flûte, renvoyant ainsi, enfin, par la simple orchestration, à notre désir d’une interprétation inspirée des musiciens traditionnels birmans?

Machaut est le compositeur qui répond de la manière la plus claire et la plus riche à ce vœu du poète américain Ezra Pound que rythme et harmonie, mouvement et cadence, demeurent soudés dans l’exercice de l’acte poétique. La régularité vocalique et consonantique des textes de Machaut accroît l’aspect incantatoire du chant et de la danse qui, dans un geste de réciprocité immédiat, vient en retour appuyer la symétrie et l’allant syllabiques. La rime et l’assonance soulignent le souffle des rythmes musicaux et de la mesure qui les sous-tend. C’est une musique où tout s’imbrique grâce à la répétition, y compris la thématique courtoise toujours recommencée : l’effet est enivrant. La forme elle-même est incantation  d’où la fascination souvent évoquée à la lecture et à l’écoute  du rondeau Ma fin est mon commencement : un effet de miroir où l’origine et le retour s’inscrivent dans un mouvement rotatif et circulaire incessant, comme la ronde elle-même, mais qui serait ici perpétuelle. C’est cela « l’oreille » de Machaut pour la langue : la répétition exacerbée des sons, des syllabes, des consonnes et des voyelles, les rimes se mordant la queue dans un cadre métrique et prosodique immuable.

À l’écoute de Machaut, sous l’effet de la longueur des pièces musicales, nous sommes conviés à un rite magique. Une relation de parenté est tangible entre la rhétorique de Machaut,  et celle de la Seconde Rhétorique en général, et le poème « primitif » en onomatopées, comme certains poèmes des amérindiens ou certains chants des tziganes hongrois, poèmes charpentés en sons « purs », scandés et accentués avec une régularité marquée et ininterrompue, comme s’il pouvait s’agir là, peut-être, chez Machaut, de traces de sources expressives primitives de l’ordre du « merveilleux » du langage, d’un sens du sacré où le mot est pur bruit, pur son, pure conjuration, la révélation d’un état mystérieux et  présémantique de la langue où règnent seuls ses éléments musicaux et shamaniques.

La polyphonie de Machaut arrive à masquer les reprises récurrentes des ballades et des rondeaux médiévaux, évitant ainsi le temps marqué que Milan Kundera a pu associer, dans un autre contexte et de manière angoissée, à la finitude de l’homme, comme s’il pouvait s’agir là d’une métaphore : selon Kundera le battement constant du cœur, comme le battement du métronome, rendrait insoutenable la conscience de notre marche organique vers la mort. Cependant, avec le mélisme, la syncope et le hoquet, le mot se désenclave chez Machaut, se libère de la scansion régulière et s’oppose au soubassement mesuré et obsédant de la battue musicale. À partir des formes médiévales symétriques—ballades, virelais, rondeaux—Machaut propose un nombre incalculable de mélodies. Machaut renouvelle constamment la forme fixe par la mélodie—et par l’harmonie, une harmonie très libre constamment à la recherche de ses cadences. L’œuvre musicale de Machaut, en alliant aux formes poétiques héritées de manière stricte et rigoureuse une imagination mélodique débordante incarne renewal through song, le renouvellement par le chant. À notre époque les poètes américains, Pound, Duncan et Berryman, ont épousé cette manière, cette démarche, pour construire leurs œuvres poétiques « ouvertes ». Dans le virelai monophonique de Machaut, J’aim la flour, en exploitant le seul phénomène de l’ambitus, le mot Amour accueille en lui tout le développement mélodique de la pièce, culminant dans le registre aigu de la voix, cristallisant ainsi notre appréhension du message courtois, éclairant, au pinacle de la lamentation et jusqu’au paroxysme, la figure allégorique de la Fleur, ici, l’objet absolu et éphémère de l’amour. Et ceci dans un déroulement rythmique ternaire de longue-brève ou de brève-longue impitoyable, à couper le souffle. Bien que la ligne mélodique de Machaut soit souvent « aérienne » au point par fois de paraître « fragmentée », les figures de notes réitérées, la forme fixe, portent néanmoins l’ensemble de l’architecture sonore, nous renvoyant impérieusement à la régularité des colonnes de la nef de la cathédrale menant au chœur, rythmée à son tour par les battants des stalles et accompagnée en contrepoint par les chapelles qui se succèdent le long des allées latérales surplombées par les ogives, lignes « parallèles » d’une géométrie non-euclidienne, tracées d’ellipses réunies et focalisées à leur point d’union au centre et au-dessus des autels. La Messe de Machaut est, littéralement, la consécration musicale chantée de cette dispersion sonore unifiée en une forme religieuse complète, cristallisant les différents instants de la prière et du rituel d’une cérémonie dont la fortune millénaire puise son énergie première dans l’obscurité monodique, le pénombre, des cryptes. Il nous arrive à notre époque excessivement séculaire et politisé d’oublier qu’il s’agit là d’une métaphore du sacré élaborée à travers et  à partir de la musique, de la nature profondément architectonique de ses rythmes et de ses timbres, la transformation consciente de la parole en un chant collectif complexe et contraignant de rigueur et de travail, comme s’il s’agissait là d’imposer à la collectivité un rituel sectaire, préverbal et magique qui ne cache pas sa volonté presque orgueilleuse de faire surgir le mystère de l’Incarnation et l’abstraction concomitante d’une Transcendance palpable juste en deçà de la pensée pure. En s’élevant au-dessus de la crypte originaire, sombre et souterraine, le Moyen-Âge tardif a rendu à la représentation religieuse chrétienne toute la lumière que la théologie médiévale semble avoir appelé de tous ces vœux  depuis ses débuts: la polyphonie de Machaut correspond à la phase finale de cette évolution que Jantzen a pu évoquer en parlant de la lente progression vers la lumière, l’avènement de la clarté lumineuse au sein de l’architecture religieuse médiévale : quel chemin parcouru entre la grotte enfouie du Mt. St. Michel et les formes élancées et aérées de sa basilique dont le regard embrasse le Nord et ses horizons lointains et accueille en elle toute la lumière du ciel maritime!

Keitel décèle la célébration mariale dans la thématique musicale de la Messe de Notre Dame de Machaut, Leech-Wilkinson les traces d’une messe commémorative, une messe de Requiem : il s’agit alors d’une messe qui appelle l’intercession divine et magique dont la profonde symétrie des mouvements souligne l’unité accrue de l’effet coagulant du rythme suspendu aux cadences, stase de quintes et d’octaves, ponctuations abruptes de la phrase, constituant autant de cycles respiratoires qui imposent une pause, a breath, après l’extrême diversité des voix et les bruyantes dissonances si fréquentes, reflétant alors la fluctuation constante entre tension et détente, instrumentalisant un « clash » sonore suivi d’un repos « suspensif » comme s’il s’agissait là, encore d’une configuration courtoise, celle qui se calque précisément sur la confrontation du tournoi de deux combattants de noblesse égale, le pageant, la pantomime, la pompe, d’une conflagration guerrière vite suivie de moments de paix, d’un répit enfin consenti et de participer par ce biais à une cérémonie qui scelle les liens contractuels qui doivent impérativement régir la communauté et déterminer son destin si intimement lié à une violence idéalement circonscrite, contrôlée, acceptée. Serait-ce aussi en dépit de la chasteté imposée par la règle courtoise, l’entrelacs des corps des amants qui, à chaque rencontre, se nouent et se dénouent ? « Il y a comme un début de cérémonie dans tout poème courtois et par conséquent une attitude de prière sera assez fréquente dans les textes qui doivent se comprendre à partir d’une conjuration authentique… ».[1]La Vierge Marie demeurera la dame sans merci absolue, car dans son idéalité, l’amour qu’elle distille est par excellence celle de l’abstinence, du sacrifice et de l’obéissance.

Il n’y a pas d’œuvre poétique médiévale qui puisse s’abriter de la lumière courtoise. Elle illumine tous les recoins de l’expression lyrique. Machaut, défenseur tardif de l’amour courtois pur, espérait le ramener au cœur de son œuvre pour témoigner de son attachement à son éthique aristocratique. Néanmoins, comme le souligne Daniel Poirion, Machaut enfreindra le code social strict qui l’encadre : lui, le clerc et le serviteur, se substitue dans le Voeir dit (sans doute son chef d’œuvre, ou en termes mallarméens, son Livre, son Coup de dès) à l’amoureux d’extraction noble pour chanter son propre amour, sa propre passion courtoise, celle d’un clerc, celle d’un homme qui est le serviteur de l’aristocratie et de ses idéaux. Dans cette œuvre il se permet d’incarner l’amant bien que sa tâche première aurait dû se cantonner, en principe, à chanter l’amour du commanditaire de ses textes. Machaut, nostalgique d’un monde entièrement régi par le code courtois, y voyait sans doute les termes d’une éthique universelle, un cadre de vie pour tout un chacun pourvu que les contraintes morales et sociales qui le définit soient comprises et intégrées. C’est en cela, que malgré son adhésion militante à l’idéal chevaleresque médiéval, il apparaît comme un avant-courrier de la Renaissance. L’amour courtois est renvoyé inopinément à sa dimension humaniste: un amour qui s’épanouit, qui se découvre littéralement, à travers la réflexion méditative d’un paradoxe, celui de l’expérience d’une joie accompagnée de souffrance : le deuil qui suit la perte ou l’absence de l’objet aimé devient le lieu même de la pensée, celle qui permet d’explorer le rapport à l’Autre, l’Autre de notre désir. La souffrance concomitante de cette réalisation de cet espace s’impose comme un des ingrédients nécessaires du développement humain, du dépassement de soi, d’une véritable conscience de l’Autre dans son autonomie et dans son imbrication sociale. Le « triomphe » de l’amour courtois est d’avoir poussé l’amoureux à transformer son vécu douloureux en une expérience sublimée et lyrique encourageant alors l’exploration des émotions qui accompagnent l’absence et le deuil dans leur dimension d’une mélancolie réparatrice.  Le deuil est au cœur de l’œuvre lyrique courtoise, la mort de soi, la mort de l’objet d’amour, d’où la nécessité de la musique et de la poésie pour intercéder et transformer le monde. Le chant transforme “magiquement”  le néant de l’absence en une plénitude qui permet au poète de venir aux termes de sa solitude dont la dimension universelle de nature psychologique et métaphysique surgit du moment qu’elle est enfin représentée et réfléchie. Elle propose une nouvelle matrice culturelle: c’est ce que découvre Dante dans la poésie provençale et auprès de Béatrice dans la Vita Nova. La joie qu’incarnent le poème et sa mise en musique marquerait d’une certaine façon la fin du deuil, du moins sa “mise entre parenthèses”. Deuil et éthique courtoise ne feraient qu’un: la souffrance amoureuse devient l’étape obligée pour accéder à la Pensée de l’Autre et à la contemplation de la divinité incarnée en la sagesse amoureuse : l’espace nouveau qu’elle propose devient le lieu d’une errance douloureuse nécessaire pour faire éclore, la révélation de soi, du Soi. L’acheminement vers et la séparation d’avec la jeune fille dans le Veoir dit de Machaut, la trajectoire de Dante pour retrouver Béatrice dans la Divine Comédie, et “l’éparpillement” de Pétrarque dans son attente et sa recherche de Laure dans le Canzionere en seront les exemples les plus illustres et sont sans doute parmi les plus émouvants.

Cependant nous ne pouvons tourner le dos au livre de René Girard, Le Bouc émissaire. Le chapitre sur Machaut jette sur l’œuvre de ce poète-musicien une lumière nouvelle et nous conduit à réinsérer la pensée de Machaut dans un contexte temporel et social qu’on aurait tendance à négliger tellement la musique et la poésie semblent  transcender les contingences historiques et mentales destructrices et dangereuses de son époque. Girard nous rappelle l’antisémitisme « culturel » de Machaut qui montre qu’il demeure un homme de son temps avec ses préjugés et ses « dysfonctionnements » sociaux et politiques : l’Étranger, le juif, incarne le « barbare » menaçant à qui on n’octroiera jamais un droit de Cité. Le juif est par le fait même de son étrangeté non chrétienne celui qui propage la Peste Noire : il en est son moteur. L’espace contemplatif de l’amour courtois ne s’est pas transposé à un dehors social plus vaste, où deuil et absence prendraient la dimension d’une réflexion plus large sur les souffrances des hommes, de tous les hommes affrontés par la perte ou par l’errance. En dehors du jardin clos et idéalisé de la demeure noble, le poète reste sourd à la souffrance des autres, le seul exil qui lui importe est le sien propre précipité par le désamour dans la stricte intimité de la cour aristocratique.

Bien que représentant une force civilisatrice au sein de la société médiévale, l’amour courtois a « échoué » devant la politique. Elle n’est pas devenue un outil pour penser la Cité. Ainsi faut-il comprendre comment il a pu entériner, par exemple, le clivage entre l’idéal méditatif et « l’esthétique » violente et paradoxale de la croisade guerrière. L’art, d’après Edgar Wind, représentait un havre pour les princes où ils pouvaient enfin s’abriter contre les tourments d’une vie publique souvent brutale et sauvage. Le « trobar » invente le miroir-prisme d’une poétique qui capte une origine lumineuse dans l’univers clos du poète lyrique, un soi-même authentique et révélé par les effets produits et les projections subies de la vision érotique de l’Autre toujours absent. Cette vision, ce reflet de la vie intérieure, pénètre le monde des princes  pour leur désigner un lieu de refuge ou leur offrir, au sein d’un rituel aristocratique contraignant et public, un accès lié davantage au désir secret, à une possible transcendance intérieure, psychique, voire métaphysique, celle précisément d’une quête alliant morale chrétienne et magie amoureuse et l’associant de manière presque inconditionnelle au contemptus mundi si profondément ancré dans l’ethos médiéval. L’harmonie qui est proposée à l’amoureux médiéval est spéculative et imaginaire, nullement politique. À la différence de la notion de « charité » ou de « largesse », la parole courtoise n’a pas pénétré le discours et la réflexion politiques.  La largesse est imposée par un surmoi religieux idéal : elle recompose des éléments spirituels de la Cité de Dieu liés au don, au don de la vie, au don de la richesse et par extension, du par-don, sans pour autant donner naissance à un espace intérieur nouveau caractérisé par la transformation sociale ou philosophique pour celui qui la porte ou l’exprime. Elle est le fait d’un geste concret qui révèle la bonté d’un pouvoir qui ne peut questionner le bien fondé de son acte de générosité car il est le reflet d’une noblesse d’âme qui n’est rien d’autre qu’une des nombreuses composantes d’un héritage aristocratique : la domination héréditaire de l’autre se transforme en magnanimité, la « clémence » traduisant une indulgence de principe devant les faiblesses et les erreurs d’un autrui dépourvu de cette capacité d’exprimer la générosité par le fait de sa naissance, de son appartenance sociale, de son absence d’héritage spirituel « authentique ». Charité et largesse viennent appuyer le pouvoir naturel de la noblesse : en  secourant les  vulnérables, le chevalier témoigne de sa puissance qui n’est autre que le pendant naturel des origines divines du pouvoir même. Seul Dieu pardonne. La générosité se concentre dans la personne et l’image du Roi des rois qu’est Dieu, qu’est Son fils,  le Christ.

Par contre l’amour courtois impose à celui qui est détenteur du pouvoir, du discours, de la puissance et de l’ordre, à se soumettre lui–même à une vulnérabilité nouvelle qu’il rencontre dans son « monde intérieur », là où il apprend à ses frais qu’il ne possède pas de manière absolue l’objet d’amour, que l’objet de son désir ne lui appartient pas d’office et qu’il peut lui échapper ou même doit lui échapper : non seulement peut-il effectivement le perdre mais il doit impérativement, selon le code courtois,  y renoncer, une abstinence qui le pousse à conjurer l’objet de son désir à travers l’expression artistique, dans une « attitude de prière » qu’il traduira par le « dit » lyrique. Dans l’amour courtois, l’objet d’amour lui est toujours-déjà absent, invisible, transcendant ; sa nature insaisissable le conduit à le réfléchir pour mieux enfin se voir et se découvrir. En l’absence de toute matérialisation de l’objet d’amour et de toute consommation érotique,  il s’applique à chercher par le rêve et la vision intérieure, une issue, un dénouement cathartique à la tension et à l’élan amoureux. La force novatrice de cette métaphysique de l’absence et de la mélancolie constituera un des ingrédients les plus puissants du développement culturel de notre civilisation occidentale car elle exige que l’objet du désir ne soit pas absorbé par un acte matériel de possession : il doit être appréhendé par une réflexion poétique qui s’oppose à l’agir et à la violence d’une possession physique qui nierait la dimension psychique de l’Autre et les subtilités sociales qui régissent la relation. L’état de non réalisation amoureuse, la frustration primitive qu’il provoque, sera assimilé à un état de maladie appelant à trouver un remède et celui qui lui sera proposé est l’expression poétique d’une perlaboration, d’un working-through, qui, nous semble-t-il, est déjà de nature psychanalytique, d’autant plus qu’il s’agit de jauger le développement et l’approfondissement spirituel à l’aune de l’objet esthétique, d’un éblouissement originel, primordial, qui saisit la beauté comme source de vérité fondant la croyance.

La réalisation courtoise impose à ses protagonistes le secret ; l’élaboration publique du dit est une forme sublimée d’une vie intérieure qui est effectivement partagée mais elle préserve à l’abri des regards les identités de ses acteurs et renforce la notion d’une vie psychique qui n’est pas entièrement à la portée de la société. Cette intimité a vite été reconnue comme un bien précieux : il représentera une des grandes conquêtes de notre modernité. Le secret s’érigera comme le seul rempart protégeant le domaine privé de notre vie psychique la plus intime contre l’envahissement et la destruction. Les losangiers, les envieux, qui assaillissent et mettent à l’épreuve la relation amoureuse courtoise contribuent, à l’encontre de leur objectif affiché, à la création des barrières nécessaires pour que ce monde intérieur du désir et de l’affection puisse devenir une entité psychiquement tangible et infrangible. En la défendant, les protagonistes amoureux prennent conscience progressivement de l’importance de cet espace intime pour leur développement personnel, constitutif de leur ancrage dans le monde, et réalisent à travers cette réflexion courtoise que c’est là où réside l’individualité incompressible de l’homme et de la femme, que cette intimité là est la condition de son existence.

L’amour courtois fût une esthétique du renoncement et de la sublimation et de l’attente et il avait expulsé la violence et l’arbitraire d’un monde, le « vécu social », où l’autrui vrai, en chair et en os et désidéalisé, prend forme et s’incarne.  Qui plus est, l’amour courtois ne donne pas naissance à l‘enfant, prolongement du couple biologique, qui concrétise une transcendance à la fois temporelle et physique par le fait même de la génération qui donne naissance au corps et au symbole de l’être nouveau et autonome. Représentant un objet intransigeant de différence quant à ses origines, l’enfant ne figure pas dans l’équation courtoise : aucun enfant ne peut être confondu avec ses parents, tandis que le couple de l’amour courtois désire ardemment la fusion, son ultime objectif étant de devenir Un, une construction unitaire métaphysique à l’exclusion de toute autre relation. Le temps figé de l’attente courtoise serait trahi par l’existence de l’enfant qui signifierait que le rapport amoureux avait été bel et bien consommé et se serait octroyé, au dépens de la morale courtoise, une fortune renouvelée grâce à l’avenir d’un être nouveau plongé dans le monde, dans le siècle, et qui s’échappe ainsi à l’équation bipartite courtoise figeant le regard échangé entre l’homme et la femme en un présent éternel.

Évidemment, au Moyen-Âge on ne pouvait appréhender la relation amoureuse autrement que sous la forme d’une équation abstraite, idéale. Courtly love could not be extended to the realm of politics or society or family and this by definition. L’amour courtois ne pouvait s’étendre à la politique, à la société ou à la famille et ceci par définition. D’abord le pacte secret des amants, qui n’était pas révolte mais retraite, était en elle-même une attitude « a/sociale ». L’organisation familiale était strictement tribale, clanique, au Moyen-Âge : la famille comme entité nucléaire n’existait pas et la place de l’enfant n’était pas celle qu’il occupe aujourd’hui. La maturation de l’enfant se réalisait au sein d’une collectivité élargie qui balayait toute notion d’espace privé et presque toute notion d’étapes progressives. La vie de l’enfant se déroulait à la marge. Et puis, après tout, le positionnement courtois représenterait peut-être, une certaine sagesse, une résignation non dépourvue de détermination devant la vulnérabilité essentielle de l’homme lorsqu’il doit faire face d’un côté aux exigences de la coutume régissant presqu’entièrement l’expression de la joie et le surgissement de la pulsion amoureuse et de l’autre aux pressions de la nature, c’est-à-dire, la maladie, le vieillissement, la mort. Si l’harmonie pouvait être créée, elle ne pouvait être qu’individuelle et être réservée à l’espace replié et au temps exclusif du couple amoureux. L’amoureux courtois évitait peut-être aussi l’écueil d’une certaine ambition sociale déraisonnable, celle de Pétrarque, par exemple, qui a fini par vouloir transformer son esthétique en action politique et sociale en suivant la personne et les ambitions de l’ « activiste » Cola : à son horreur Pétrarque a découvert, à la place de son idée exaltée d’une cité parfaite régie par la beauté et la vertu, violence et tyrannie.

Malgré les dangers inhérents aux idéologies, pour nous, l’amour, après les bouleversements du XXème siècle, ne peut plus être seulement une allégorie, une essence seulement spirituelle, un objet de la rhétorique : l’amour est aujourd’hui traversé par l’économique, le social et la politique. Il possède même une force de transformation sociale non négligeable ; notre survie en dépend disaient Gandhi et le Révérend Martin Luther King. Et de fait, aujourd’hui, le clivage courtois entre le domaine privé et la morale sociale, entre la recherche du bien-être personnel et le bien-être de nos proches et de nos concitoyens, nous semble scandaleux, voire indécent. Le dit amoureux aujourd’hui, qu’il soit poème, roman, dramaturgie ou essai, s’imbrique inévitablement au social et se projette, s’invite, d’une manière ou d’une autre, dans le roman familial.  L’époque où l’amour en Occident devait rester un secret bien gardé en soi et pour soi est certainement à jamais révolue. D’une certaine façon aujourd’hui, l’amour ne peut plus être dissocié de la compassion, d’une empathie engagée, celle qui embrasse l’Autre dans son acception vaste, celle qui répond aux impératifs humanistes.

La vie et les intentions de Machaut restent inatteignables, à la limite de l’anonymat si caractéristique des œuvres médiévales. Les auteurs médiévaux s’effaçaient derrière leur art : malgré les biographies des troubadours, les razos, malgré l’individualisation de l’artiste au 14èmesiècle, les poètes musiciens, les enlumineurs, les sculpteurs disparaissent derrière leurs œuvres ; notre appréhension des hommes repose sur les traces saillantes et parfois fulgurantes de l’objet d’art révélant souvent une vision très personnelle du monde et de la psychologie humaine : grimaces, drôleries, grâce, lumière et ombres. Dans l’ensemble, notre seul accès aux vies intérieures des artistes médiévaux ce sont leurs oeuvres. C’est en partie pour cela que certains ont cherché à percer le secret de l’identité de la Dame dans le Veoir dit. L’orientation, la destinée, la fortune, cérémoniales de ce livre de lettres échangées, de ballades et d’images et de la Messe Notre Dame devaient-elles nécessairement reposer sur un vécu amoureux tangible ? Il semblerait que la Messe Notre-Dame pourrait être aussi une messe de requiem rédigée en collaboration avec son frère, Jean, dans l’espoir que  son exécution les réunisse au-delà de la mort sous l’effet de la prière et de la rituelle chantées. L’élan amoureux décisif vécu par Machaut dans sa vieillesse et exprimé dans le Veoir dit, l’intensité et le sens de ses liens fraternels dans la Messe Notre-Dame et son ultime rapport à Dieu nous restent voilés, obliques : les éléments biographiques sur lesquels nous pourrions éventuellement nous appuyer sont quasi inexistants.

Machaut savait sans doute que grâce au secret courtois il élaborait dans le Veoir dit une création de nature  psychique qui lui offrait une vision de sa vie intérieure où se déroulait un drame dont l’enjeu était la matérialisation de son être-en-soi mystérieusement double, masculin et féminin, jeune et vieux, maître et élève, musicien et poète. Le Veoir dit est en ce sens avec le recul du temps, comme un sanctuaire, un tombeau, où  Machaut a entreposé dans l’intimité de ce monde caché les éléments les plus archaïques et les plus précieux de sa vie mentale. Nous devons pénétrer l’obscurité de ce lieu où les trésors de son imaginaire sont préservés et concentrés dans un Livre-objet dont il a supervisé soigneusement, méticuleusement, la mise en œuvre, les partitions, les images et la copie. Pierre Boutang a écrit dans l’Ontologie du secret, que le secret “c’est l’ombre, le tissu d’ombre de l’être et du taire, également libérés par la maladie et la cure.”  Le secret courtois représente le creuset d’une maladie d’amour, maladie primordiale, et sa poésie en est sa cure, associant souffrance et processus de sublimation sans lesquelles le secret resterait irrémédiablement condamné  à l’inertie et ne pourrait jamais advenir.

Comme à l’approche d’un objet de culte, d’un mystère, nous, musiciens et lecteurs, nous pouvons toucher, parcourir, chanter et ainsi ramener à la vie ce que le secret arbore comme émotion, comme vie. Le mystère de l’œuvre et son « aura » nous seront restitués lorsque nous la disons, la récitons, l’interprétons, l’orchestrons et surtout quand nous la jouons et nous la rendons à sa concrétude plastique en absorbant les images que sont ses enluminures. C’est bien de cela dont il s’agit quand nous-nous efforçons de la retraduire à travers le jeu musical et la lecture à voix haute. « Or tel est le point le plus insaisissable, les liturgies sont comme des notations musicales. En elles-mêmes, elles ne restituent pas ni les nuances ni la matérialité d’une interprétation. Nous savons l’extrême difficulté qu’il y a à vouloir percer ce qui fut vécu intérieurement. »

La restitution, la reproduction et la traduction, pour reprendre des termes chers au philosophe et critique littéraire Walter Benjamin, reste un problème épineux, à tel point, me semble-t-il, que le questionnement pressant quant à la démarche et à la méthodologie, aux critères et aux objectifs d’une interprétation vraie et authentique de la musique ancienne s’est atténué ces dernières années. Les interrogations d’une période précédente, qui comprend les premiers travaux d’Arnold Dolmetsch et qui se prolonge jusqu’aux années 70 du dernier siècle, ont été finalement évacuées. Cependant, cette activité de recherche et de réalisation nous renvoie à notre rapport avec la tradition et la mémoire des hommes, la fonction de celles-ci, leur nécessité impérative, c’est-à-dire, leur soubassement moral et éthique. L’homme sans mémoire ne peut vivre, comme il ne peut vivre sans rêve, et je veux dire par là, l’activité propre au rêve, ses mécanismes d’intégration, sa fonction de portail nous invitant à accéder à la vie inconsciente et imaginaire où se logent les éléments concrets les plus anciens et les émotions peut-être les plus intenses de notre histoire. Walter Benjamin était hanté par la mémoire, la place qu’elle occupe dans notre psychisme et dans la culture. Il exprimait une crainte : la perte ou l’absence de l’objet interne premier révélé conduirait inévitablement la pensée éthique, notre relation à l’autre et à l’Histoire, au désastre. Cette destruction possible est au cœur de sa conception de l’aura.  C’est de là où il tient son pessimisme interprétatif et son sentiment tragique de l’authenticité. :

« A la plus parfaite reproduction il manque toujours quelque chose : l’ici-maintenant de l’œuvre d’art ; l’unicité de sa présence au lieu où il se trouve… L’ici et le maintenant de l’original constituent ce qu’on appelle son authenticité… Ce qui fait l’authenticité d’une chose est tout ce qu’elle contient d’originairement historique… Au temps des techniques de reproduction ce qui est atteint dans l’œuvre d’art, c’est son aura. Ce processus a valeur de symptôme ; sa signification dépasse le domaine de l’art… Les techniques de reproduction détachent l’objet reproduit du domaine de la tradition… (Ce processus aboutit à) la liquidation de l’élément traditionnel dans l’héritage culturel. »

La réflexion de Benjamin quant à l’authenticité m’a toujours semblé incontournable pour un musicien spécialisé dans la réalisation des œuvres musicales anciennes. Autrefois, quand j’étais plus jeune, je partageais avec Walter Benjamin son sentiment tragique quant à la translation. Cependant, aujourd’hui, je pense que l’attachement de Walter Benjamin à la dialectique de l’aura originel, notre vision de celle-ci et sa conservation, reflète la croyance en une force, à la fois mystique et thérapeutique, qui peut barrer le chemin aux énergies actuelles à l’œuvre qui risquent d’annihiler définitivement nos liens avec un passé nourricier. Nous ne pénétrons jamais entièrement l’ici-maintenant d’un livre comme le Veoir dit. Mais grâce à la conservation de l’objet et surtout grâce à la musique qui par sa nature éphémère, son jeu, sa concrétude sonore, récuse toute notion de reproduction mécanique, nous pouvons réactualiser l’archive muséale dans toute sa splendeur et dans toute sa nécessité et, se rapprochant de l’aura, préserver l’intégrité de l’objet originel.  La mémoire que transfigurent rites et liturgie accède à la pérennité et le concert, me semble-t-il, est un rite et une liturgie bien que sa finalité sociale affichée demeure laïque et profane. L’aura, sa conception, sa réification, sa captation toujours désirée, supplée à la carence actuelle d’une utopie qui permettait autrefois de faire advenir un temps futur qui nous conduisait à cette porte étroite par laquelle nous rencontrons l’espoir et l’apaisement. Il me semble que le dire courtois, sa réalisation musicale et poétique, sa vocalisation, procurent la conviction qu’une guérison, rendue nécessaire par la révélation de l’existence de cette ombre du secret, reste possible, qu’elle ne serait pas illusoire, car la poésie et la musique libèrent, à travers leur mise en oeuvre, la parole et la pensée aux prises avec la mélancolie de la vie et le désamour.

Interpréter la musique relève d’une sensualité du mot, de la note et du rythme. L’horizon du langage musical se trouve à chaque instant de sa réalisation élargi avec ses combinaisons à l’infini de crescendi et decrescendi, rubatos, ornementations, intensités sonores et  tempi, à tel point que nous courons le risque d’aboutir au silence dans notre empressement, dans notre fuite en avant, vers une traduction totale de la partition. Il semblerait que certaines traductions se sont soldées par un mutisme soudain du poète traducteur, une paralysie sans retour comme s’il s’agissait alors d’un trauma. Pour Walter Benjamin la traduction de Sophocle avait mis un terme irréversible à la parole de Hölderlin. C’est une image effrayante : que la pensée et les mots qui cherchent à dire et faire revivre une œuvre du passé ou d’une culture étrangère puissent nous conduire à la perte de toute parole, jusqu’à  l’extinction définitive de la vitalité psychique, jusqu’à la folie blanche. Non seulement nos efforts de traduction pourraient nous condamner au silence une fois pour toutes, mais elles nous éloigneraient définitivement de l’ « ici-maintenant » de l’œuvre, de sa conception première, de sa fondation, en l’entourant paradoxalement d’une nouvelle obscurité. C’est surtout le risque que comporte une relecture ou une représentation d’une œuvre du passé qui, sans l’aide de l’érudition, espère interpréter, traduire, recréer l’objet d’art en expulsant toute mémoire historique et toute expérience de la tradition en tant qu’héritage, en tant que patrimoine. La tradition artistique n’est autre que la somme de tous nos rêves préservés dans les œuvres des artistes du passé et du présent. Nous-nous devons de rester fidèles à la conservation de ces rêves dont l’effet accumulé est, me semble-t-il, ce qu’on appelle la culture, car c’est la rencontre entre l’imaginaire et la réalité qui la constitue. La mémoire, le songe et le souvenir avec leurs contours flous, instables, changeants et variables, deviennent consubstantiels au sens. C’est ainsi que la tradition et ses objets et notre conscience historique nous font découvrir un sens des choses qui ne peut être jamais expliqué comme chose. Nous-nous devons de rester toujours responsables quant à la qualité de notre lecture en respectant et en épousant le sens que le musicologue Antoine Geoffroy Dechaume a donné à ce mot de qualité : de rester vigilant quant à la dimension émotionnelle de la mémoire en émulant le poète traducteur au « cœur exercé ». L’authenticité est notre seul rempart contre un nihilisme historique. Que l’authenticité soit réalisable en principe garantit notre foi en la vie de l’objet retrouvé au cœur d’une tradition toujours vivante. Nous interprétons les œuvres pour les traduire à nos auditeurs. Notre traduction vise le sens intérieur de l’œuvre ; l’herméneutique et l’érudition s’allient pour accéder à l’in/fini de l’œuvre, de sa compréhension jamais close, son interprétation ouverte, et non pas à la réalisation d’une traduction totale qui rendrait toute parole future futile. Pudeur et fidélité sont des valeurs toujours actuelles lorsqu’il s’agit de traduire. Termes démodés, courtois, machaldiens.  Mon ami, le traductologue, Antoine Berman a écrit : « Le cœur traductif est poétique, éthique, religieux. » L’authenticité comme concept établit que rien ne peut remplacer ou complètement saisir l’intégralité ou l’intégrité de l’oeuvre originale, sa « rondeur ». Nous devons constamment la réapproprier parce que notre emprise est vouée à rester partielle, fragmentaire. Nous devons à l’œuvre d’origine un dévouement certain. Néanmoins, cela ne signifie pas pour autant un désir ou une volonté de s’enfermer dans le passé ou la tradition, car notre rapport à l’histoire restera toujours problématique. Notre enracinement dans l’histoire consolide notre recherche interminable d’un sens à notre présence au monde. L’exercice de retrouver l’aura originel d’une œuvre chasse toute forme de naïveté car nous ne pouvons cheminer vers une vérité de la compréhension et l’appréhension de l’objet d’art sans vouloir l’atteindre et l’exprimer dans la concrétude d’une réalisation qui elle demande constamment à être retravaillée et renouvelée. Nous sommes conscients d’être face à un paradoxe : tout en la sollicitant ardemment, l’aura nous échappera toujours. Cette dialectique tendue entre le désir et son expression impossible rend la quête fructueuse en alimentant notre volonté de vouloir un jour saisir l’objet d’art dans son insaisissable totalité.

À force d’interroger l’œuvre d’art ancienne nous rencontrerons peut-être notre ange, comme Walter Benjamin a fini par rencontrer le sien : cet ange serait les parties de nous-mêmes que nous avons peut-être oubliées ou écartées à notre insu. Dans ces rêves matérialisés que sont les oeuvres d’art nous espérons inévitablement capter nos rêves intimes qui ont pu nous échapper ou qui se sont éloignés de nous et sans lesquels nous ne pouvons réfléchir et comprendre le monde et notre place en celui-ci. Aujourd’hui le monde intellectuel et artistique, dans son ensemble, ne croit plus en une pensée unificatrice ; peut-être que la croyance en un monde uni a disparu avec les derniers poètes surréalistes qui restaient convaincus que le réel pouvait être entièrement poétisé. Machaut croit en l’efficacité du symbole et en un élan unificateur qui se constitue sous l’égide d’une foi en un sens absolu consubstantiel à l’hiérophanie, c’est-à-dire à la manifestation du sacré. Cette croyance dote l’Image machaldienne de sa splendeur et de sa beauté car elle renvoie l’abstraction à ses sources dans la nature et dans l’étant.

In my beginning is my end… In my end is my beginning.

« On a Summer midnight, you can hear the music

Of the weak pipe and the little drum

And see them dancing around the bonfire

The association of man and woman

In daunsinge, signifying matrimonie …

… Keeping time,

Keeping the rhythm in their dancing

As in their living in the living seasons

………………..

………. Feet rising and falling.

Eating and drinking? Dung and death.

…………The poetry does not matter.

The dancers are all gone under the hill.

(East Coker, T.S. Eliot)