Un temps pour la culture

Peinture Autumn 20 Leaves de Rebecca Hayward

Un temps pour la culture

L’activité d’enseigner et de créer des spectacles au sein d’institutions culturelles comme les conservatoires, les écoles publiques ou les centres culturels, soulève un questionnement par rapport au temps. Je pense que nous pouvons dire que l’activité associe trois composantes temporelles qui, par leur enchevêtrement volontairement entretenu, s’informent et se nourrissent les unes les autres: d’abord le patrimoine, c’est-à-dire le passé, puis la réalisation immédiate, qui est le présent, qui cherchent enfin, tous deux, grâce à leurs interactions constantes, à entrevoir, moduler et faire advenir la création future.

L’activité d’enseigner et de créer des spectacles au sein d’institutions culturelles comme les conservatoires, les écoles publiques ou les centres culturels, soulève un questionnement par rapport au temps. Je pense que nous pouvons dire que l’activité associe trois composantes temporelles qui, par leur enchevêtrement volontairement entretenu, s’informent et se nourrissent les unes les autres: d’abord le patrimoine, c’est-à-dire le passé, puis la réalisation immédiate, qui est le présent, qui cherchent enfin, tous deux, grâce à leurs interactions constantes, à entrevoir, moduler et faire advenir la création future.

En ce qui concerne l’enseignement artistique et la réalisation de spectacles, et plus particulièrement la musique qui est mon domaine, le patrimoine reste au centre des activités d’apprentissage et de diffusion. Malgré l’importance de ce patrimoine, notre rapport avec le passé reste une problématique à explorer et à clarifier car le sens de son enseignement et de sa transmission est déterminé par notre manière de l’articuler avec le présent et le futur. L’écueil dans lequel les institutions d’enseignement artistique tombent parfois est celui de voir le patrimoine comme finalité et ainsi de ne pas établir un lien actif et affectif avec le monde actuel, de ne pas voir le patrimoine comme le socle sur lequel repose l’avenir, et surtout, de ne pas y voir une manifestation de notre humanité dans la dimension d’une histoire de la longue durée, du processus toujours inachevé de l’humanisation de notre rapport au monde. Notre préoccupation avec le passé devrait, à mon avis, refléter un intérêt pour les objets créés dans leurs dimensions humaine et historique, à la manière d’un préhistorien comme André Leroi-Gourhan.

En occupant une place prédominante dans les institutions culturelles, qu’elles soient des écoles, des centres culturels, des centres d’art dramatique, ou, et bien sûr, des musées, la dimension patrimoniale s’affiche comme étant celle qui est la plus sûre et la plus facile à constituer et à préserver : surtout si l’on arrive à se distancier suffisamment des œuvres du passé pour ne pas en être « travaillé au corps ». En dehors de la symbolique évidente du choix qui a pu être fait pour loger certaines activités culturelles, la musique baroque à Versailles, la musique médiévale à Royaumont, etc., l’éloignement géographique de ces réalisations d’œuvres anciennes par rapport aux grands centres urbains, me paraît particulièrement significatif, dans la mesure où elles se trouvent alors écartées de la complexité et d’une modernité certaine qui se mettent inévitablement en travers d’un rapport idéalisé avec le passé. De toute manière, les œuvres anciennes, et le patrimoine, par le fait même de leur réalisation active à travers des projets théâtraux, musicaux et chorégraphiques, vont s’inscrire dans le temps présent. C’est ici où toute la problématique du patrimoine s’impose car c’est à ce croisement de l’ancien et du contemporain qu’il mobilise toute notre attention sur le plan psychologique, et même, j’ajouterai aussi, à la lumière de nos choix intellectuels, notre attention sur le plan moral, dans le sens de notre éthique, de nos valeurs esthétiques, sociales et philosophiques.

En ce qui concerne les activités comme la musique et la danse, le patrimoine reste la voie royale vers la technique : la notion d’un répertoire, avec ses études et ses gammes concomitantes, comme base de l’apprentissage, est partagée par l’ensemble des acteurs du métier. Il s’agit tous les matins de « se mettre à la barre ». Même dans les cultures orales, où l’improvisation joue un rôle important, la nécessité de connaître la tradition semble une évidence. Le rapport à la tradition au théâtre, dans les arts plastiques et le cinéma, est parfois ressenti comme plus flou. Néanmoins, la notion de tradition reste toujours présente. La maîtrise du patrimoine s’impose comme le moyen le plus sûr, sinon l’unique moyen, d’accéder à une maîtrise technique. C’est cette maîtrise qui définit la compétence.

Cependant, nous rencontrons aujourd’hui une difficulté majeure : de nombreuses populations ne se sentent pas légitimées pour accéder à la technique à travers l’exploration de ce patrimoine. À l’instar de Pierre Bourdieu, nous pouvons dire que dans de nombreux cas, les personnes s’excluent de ce patrimoine, qui leur paraît, pour des raisons sociologiques et personnelles, inatteignable, comme n’étant aucunement de leur ressort. Avec mon épouse, Claire Caillard-Hayward, nous avons inclus récemment dans un projet choral un groupe de jeunes femmes rattachées à un lycée professionnel de la banlieue parisienne, une école fréquentée par des adolescents des « cités ». Bien que ces jeunes femmes aient choisi le répertoire et qu’elles aient été encouragées par leur institution scolaire et l’institution culturelle qui les recevait à participer pleinement, elles n’ont pas pu aller tout à fait jusqu’à la réalisation finale : en dehors de grandes difficultés rencontrées dans leurs vies sociales et familiales, il nous semblait que leur engagement était entravé par un sentiment indéfinissable de ne pas être à leur place dans un tel projet. Pour que la technique acquise à travers un travail sur le patrimoine ait un sens, il faut que ce patrimoine représente un fonds symbolique qui réponde aux désirs d’expression des personnes présentes, un fonds symbolique qui puisse s’articuler à leur propre trajectoire, à la fois culturelle et historique. Il faut que ce fonds symbolique leur permette de créer un récit : une narration qui serait l’extériorisation de leur vie intérieure, de leur rapport au temps et à l’espace culturel et historique qu’elles portent en elles et qu’elles rencontrent au moment même de la réalisation immédiate. Il faut que ce fonds symbolique leur paraisse, sur le plan sociologique et sur le plan psychologique, accessible, que cela leur appartienne en quelque sorte, que ses termes ne trahissent pas entièrement leur langage, leur vocabulaire. Cependant, même si je suis convaincu du bien fondé de ces remarques, je ne peux me satisfaire de ces généralités abstraites : il s’agit d’un échec. Je dois constater qu’effectivement le cadre du projet, ses contenus artistiques et culturels, n’ont pas répondu suffisamment aux besoins si clairement exprimés par ces jeunes femmes qui espéraient que l’activité dans laquelle elles s’étaient engagées servirait de catalyseur à un processus de réorganisation et de restructuration de leurs vies respectives. Sous la pression de contraintes extérieures de nature sociale surtout, nous n’avons pu instrumentaliser cette heureuse conjonction entre la vie intérieure et les réalités quotidiennes que l’activité culturelle cherche à mettre en œuvre. Articuler le patrimoine et le présent pour modifier les perspectives d’avenir de l’individu, ou au minimum pour les définir de manière plus constructive et précise, ne doit pas rester l’expression d’un vœu pieux ou d’une métaphore abstraite ou sophistiquée, mais doit devenir une réalité concrète pour être juste. Mon expérience souligne jusqu’à quel point seul un temps long, avec des aménagements concomitants en termes d’espaces de rencontre et de discussion, peut contribuer à créer les conditions nécessaires pour que la culture puisse jouer son rôle de catalyse. Mais j’y reviendrai.

Pour certains milieux bien définis, les propositions symboliques du patrimoine institutionnel vont de soi. Cela a été peut-être le cas pour un bon nombre d’Européens jusqu’à la fin des années 1960. Ce patrimoine consensuel s’exprime aujourd’hui à travers la presse culturelle spécialisée et les examens d’entrée aux grandes écoles comportant toujours une épreuve de culture générale. Mais comme le professeur à Harvard University, Homi Bhabha, a pu l’évoquer dans The Location of Culture, la migration massive et la présence en métropole des cultures issues des colonies, ont pour beaucoup changé la donne. Il me semble que le premier effet de cette situation est de nous contraindre à renoncer à une forme de naïveté : le monde culturel est devenu plus complexe, sa diversité nous défiant d’emprunter de nouvelles voies, très stimulantes de mon point de vue, quant à notre rapport au monde et à l’humanité. Il est difficile aujourd’hui d’évoquer unpatrimoine dans le monde globalisé dans lequel nous vivons. Dans le monde actuel nous nous devons de convoquer des patrimoines multiples. La globalisation semble nous pousser dans la direction de créations culturelles nouvelles, qui, pour le moment, sont caractérisées par une certaine imprévisibilité : elles peuvent paraître même incompréhensibles à la lumière des normes patrimoniales institutionnelles actuellement en vigueur.

Ces nouvelles expressions, qui tentent de concilier des enracinements multiples et qui se situent généralement en marge des institutions culturelles officielles, proposent une vision du monde qui capte la très grande mobilité et instabilité de ses migrants, installés dans les « interstices » culturels de nos sociétés. La présence presque obsédante des musiques tziganes et klezmer en est peut-être, à leur insu, l’illustration. D’une manière plus « noble » et plus « consacrée », la globalisation du jazz et du blues reflète, me semble-t-il, les tendances culturelles décrites par Homi Bhabha. Édouard Glissant, dans ses livres consacrés à l’archipel et à la poétique de la relation, nous propose une description philosophique et esthétique de cette dispersion, qui d’après lui n’en est pas une, car elle aboutit à la création de l’être métissé dont les œuvres dénoncent souvent toute forme d’approximation artistique. Les cheminements de l’archipel et de la relation sont ceux plus instables de l’exil, du déplacement, de la migration, mais ils incarnent ici, pour Édouard Glissant, leur évolution salutaire vers des errances désirées et voulues, comme les nuages qui s’accumulent au-dessus des eaux caribéennes, puis, entrainés par un vent saisonnier fraternel, émigrent vers les pentes rocheuses de la cordillère des Andes pour les arroser.

De ce fait, le patrimoine européen est aujourd’hui fréquemment décrié comme décalé, voire inadéquat, à la lumière de nombreux besoins d’expression actuels. Une réponse à cette inadéquation est de proposer une activité culturelle qui servirait de miroir à l’actualité. Cette proposition me paraît insatisfaisante, parce qu’elle condense l’activité artistique en un acte-témoignage limité exclusivement à la réalité présente et pressante, qu’elle met en quarantaine un récit plus complexe qui serait filtré par une activité imaginaire abolissant les barrières des espaces-temps du passé, du présent et de l’avenir, et qu’elle favorise une narration journalistique, qui finit par coller, de manière presque désespérée, au réel, oblitérant, me semble-t-il, l’interprétation et l’abstraction essentielles à la compréhension. Peut-être que nous nous rappelons de la métaphore évoquée par Stendhal lorsqu’il parlait de son roman, La Chartreuse de Parme : il disait qu’il désirait tendre un miroir devant la vie et de raconter tout simplement le contenu du reflet. Et pourtant, La Chartreuse de Parme reste un livre par endroits insaisissable et complexe. Je ne me rappelle plus, malheureusement, du nom du philosophe qui avait dit qu’une fois que nous avons repéré les passages les plus incompréhensibles d’un livre nous nous apercevons à la relecture que ce qui auparavant paraissait clair dans le même texte se recouvre de mystère. Si nous proposons des spectacles ou des lectures qui désirent être le miroir du réel présent, il me semble que le résultat devrait être aussi inattendu que celui rencontré par notre philosophe anonyme: ce réel dense et multiple finira, en dernier lieu, par apparaître dans ses différentes représentations « objectives » une entité mystérieuse traversée par des forces difficilement compréhensibles. Et puis, que dire de notre façon de percevoir l’image du miroir qui nous interroge quant à sa fidélité à la vision réfractée, traduite et transformée, et de notre capacité, à nouveau, de la rendre sans la trahir par les mots, par un langage qui nous impose inévitablement sa propre éthique, l’héritage incontournable de sa propre histoire culturelle ? C’est l’anxiété qui est évoquée si puissamment dans le récit de Joseph Conrad, The Heart Of Darknes, où les relations entre les civilisations finissent par se réduire à des rapports de prédation et de victimisation rendant presque nul tout effort de symbolisation, d’humanisation ou de compréhension. Homi Bhabha souligne jusqu’à quel point le monde postcolonial, dont les récits investissent les nouvelles « interstices » nées de la globalisation, nous plonge dans la perplexité quant à notre vision de notre propre monde et génère des discours qui recèlent une véritable stratégie de la polysémie et de l’ambiguïté de la part des populations qui subissent le regard de la culture dominante. Il s’agit alors pour les artistes et les penseurs de traduire ce qui peut paraître proprement intraduisible : un présent historique trans-culturel en pleine transition et en pleine transformation dont les discours narratifs semblent menacer la tradition, parce qu’ils semblent abolir tout lien avec les valeurs « héritées » et renoncent à tout ancrage dans un passé historique acquis et « immuable », entraînant l’implosion de toute notion d’un passé partagé.

Mais les populations des « interstices », que nous avons identifiées en France comme les populations « des cités », ne sont pas dénuées d’histoire. Leur arrachement à leur culture d’origine ne veut pas dire qu’elles l’ont perdue, mais qu’elles sont amenées plutôt à effectuer sa transformation, qui évidemment est précipitée par l’expérience de l’exil et l’obligation de connaître un nouvel enracinement. Cette transformation, à laquelle l’ensemble de la société est appelé à participer, est sans doute le moteur de notre culture future. La dynamique de cette transformation n’est pas dénuée de violence et peut paraître, pour certains, un pari risqué. Elle me semble non seulement inévitable, mais très fructueuse, et cela parce que cette transformation réactualisera notre rapport avec notre propre patrimoine, car ce dernier se mettra pleinement en résonanceavec d’autres patrimoines. C’est en cela que la prise en charge artistique et culturelle de ce présent globalisé regarde à la fois vers l’avenir et le passé : la réalisation ponctuelle dans le présent s’inscrit dans une durée longue incorporant, virtuellement, un rapport actif et continu avec tous les passés ; le temps du présent, du coup, en dépit de l’urgence et de la soudaineté des changements auxquels il doit s’adapter, sous l’effet de notre vision comparatiste, est infléchi et renforcé de manière paradoxale par notre nouvelle conscience géographique et temporelle qui ouvre nos perspectives à un développement et à une création culturels potentiellement équi-valents aux créations du passé qui ont été, elles, élaborées, justement, très lentement et qui appartiennent à des civilisations qui, à l’encontre de la remarque de Paul Valéry, ne meurent pas ; et ce présent, enfin, devenu imprévisible par l’effet de l’élargissement rapide de ses horizons, cheminera là où bon lui semble vers cet inconnu qui est l’avenir : à nous la responsabilité, évidemment, de tenter de l’orienter.

C’est bien dans cette mise en résonance des cultures multiples que notre conscience de l’universalité de l’être humain surgit. Je sais, conjurer aujourd’hui la diversité culturelle pour identifier ce qui est universel chez l’homme représente une sorte de platitude intellectuelle et philosophique à laquelle l’ensemble des acteurs culturels se sentent obligés to pay lip service, pour reprendre l’expression anglaise, de lui rendre hommage, pour ainsi dire, de la saluer au moins par pure politesse. Néanmoins, malgré nous, la diversité culturelle vécue nous pousse à abandonner notre naïveté et d’épouser une attitude plus sophistiquée, « sophisticated », cosmopolite : l’universalité de l’humain ne peut se formuler, hélas, diraient certains, de manière simpliste. Au contraire, le philosophe Jan Potočka a pu exprimer, dans le contexte d’une réflexion concernant notre rapport intellectuel et moral à l’histoire actuelle, une idée qui me paraît particulièrement pertinente ici: « Cet ébranlement du sens naïf ouvre ainsi une perspective sur un sens absolu qui n’est pas pourtant aucunement excentrique par rapport à l’homme, à la condition que celui-ci soit prêt à renoncer au caractère immédiatement donné du sens et se l’approprier comme cheminement. » Peut-être, alors, pouvons-nous essayer d’approcher ce qui pourrait constituer « l’être vrai » de l’homme en nous appuyant sur les réflexions de deux penseurs très différents mais contemporains, le philosophe tchèque, Jan Potočka, et le psychanalyste anglais, Wilfred Bion, qui proposent des lectures où effectivement le « cheminement » est au cœur de la problématique du « ce qui est humain » et du développement de l’homme, du développement de « l’homme qui réfléchit ».

Un trait commun à toutes les cultures est le rapport temporel qu’elles entretiennent avec les objets de beauté qui jalonnent leur histoire : si le produit culturel est ressenti comme effectivement « beau », et ceci de manière significative, il est désigné comme un objet qui est durable, qui doit durer. Le psychanalyste Wilfred Bion a souligné l’importance de cette notion de la durabilité de l’objet « beau ». Il estimait que cette durabilité était le reflet d’une fonction psychique : après avoir introjecté l’objet d’amour/beauté, ce dernier se doit d’être maintenu dans toute sa vitalité parce qu’il est appelé à jouer un rôle capital dans le théâtre psychique intérieur : sans l’intériorisation effective de cet objet les intégrations psychiques futures sont menacées. La représentation de cette beauté pour Bion, comme pour le poète Keats,  est synonyme de la vérité de soi et de la vérité tout court. Jan Potočka pose le problème de cette durabilité en termes d’éthique, en soulignant jusqu’à quel point sur le plan culturel, malgré toutes les « catastrophes spirituelles » vécues depuis le XIXème siècle, les penseurs européens ne sont pas arrivés à évacuer le questionnement et la dimension métaphysique, car il semblerait que toutes les notions scientifiques positives offertes par les sciences – la psychologie, la physique, la chimie, la biologie, les sciences humaines et l’histoire – ne répondent pas, après tout, au problème essentiel du pourquoi et du comment de l’existence de l’homme. Pour Potočka, ce questionnement auquel il n’y aura jamais de réponse, est le moteur d’une recherche de ce qui est l’homme « vrai » et en détermine, en quelque sorte, tous nos vecteurs d’appréciation. Jan Potočka écrit :

« Quand un scientifique moderne demande pourquoi au juste on ne peut pas constater de mouvement absolu, quelle est la pénétrance d’un rayonnement cosmique ou la cause exacte de la mort des bactéries dans ses cultures souillées, ces questions visent quelque chose de nouveau, ignoré ou jamais observé jusque là ; la question est tout ensemble une sorte de pré-construction de la réponse qui seule lui prête un sens. Il en va autrement de la question socratique : ce dont elle se met en quête est quelque chose qui paraît connu, ce qu’il y a de plus connu. Y a-t-il en effet un homme qui ne pense pas connaître de toute évidence, depuis toujours, par nature, ce qui est bon pour lui ? Socrate montre cependant qu’il ne s’agit pas tant de répondre à la question que, plutôt, d’y persévérer, de comprendre ce dont il y va proprement dans cette question. Quant à y apporter une réponse concrète, positive, au sens plein, c’est ce qu’il ne fera jamais – à tel point la question l’emporte chez lui sur la réponse. »

Wilfred Bion éprouvait un plaisir malin à citer la phrase de Maurice Blanchot : « Le malheur de la question est dans sa réponse. » Mais plus sérieusement, je pense que sur le plan artistique et culturel, il nous incombe de trouver un moyen d’unir la pensée d’un psychanalyste comme Bion sur la beauté comme vérité, et la pensée d’un Potočka sur la recherche du bien chez l’homme comme vérité de l’homme.

Il me semble important que ces deux penseurs évoquent la notion d’une connaissance de l’objet, ce qui est beau et ce qui est bon, comme une connaissance « toujours déjà connue ». Les psychanalystes kleiniens ont insisté, et il me semble à juste titre, sur le fait que la rencontre du nourrisson avec le corps de la mère et son regard est l’expérience primordiale de la Beauté et de la Beauté comme source de vie et qu’il s’agit là d’un instant d’adéquation psychique, la réponse à une attente psychique, qui sera soumise inévitablement à la variation et qui constituera un « travail » psychique qui restera à accomplir toujours, an open-ended quest, une quête sans fin. Jan Potočka, de manière plus abstraite, estime à la suite de Jaspers que « même ceux qui vivent au point de vue moral selon des principes divergents, voire opposés, peuvent, au sein de leurs contradictions humainement et rationnellement insolubles, vouloir en définitive, au point de vue métaphysique, la même chose. »  En soulignant l’importance de l’histoire et de l’historicité humaine, Jan Potočka nous dit qu’il s’agit, au sein du questionnement philosophique, de constamment renouveler le processus d’interrogation éthique qui est la constante réactualisation de la question de l’être vrai de l’homme dans sa recherche de ce qui est la vie de l’homme : « nous ne pouvons pas prendre la vie simplement comme quelque chose d’indifférent, mais qu’il nous faut toujours la « porter », la « mener » — nous en porter garants et en répondre. » Et il ajoute : «… la partie de l’humanité qui est à même de comprendre ce dont il allait et ce dont il va de l’histoire et qui se voit en même temps contrainte, du fait même de la position de l’humanité actuelle, à la pointe de la technique scientifique, d’assumer de plus en plus la responsabilité de non-sens, est-elle capable également de la discipline et du renoncement à soi-même que requiert l’attitude de non-enracinement à l’intérieur de laquelle seule peut se réaliser un sens absolu et pourtant accessible, car problématique ? ».

L’activité culturelle pourrait devenir ce lieu où les participants à la création de l’objet culturel –surtout en ce qui concerne les performing arts, la musique, la danse et le théâtre–se savent engagés comme des êtres de l’histoire, engagés dans un questionnement artistique et esthétique qui se désire l’expression d’un non-savoir dynamique, un non-savoir avec lequel ils continueraient à chercher une réponse à la question morale de ce qui est bon pour l’homme tout en sachant que la réponse ne viendra jamais, en même temps de garder vivant à l’intérieur de l’activité, comme à l’intérieur d’eux-mêmes, tout l’éclat de cette première rencontre avec la beauté que l’enfant vit dans les premiers moments de sa vie. En posant la question, « D’où vient toute cette ardeur ? », n’est-ce pas ce que Pina Bausch nous fait entendre, définissant et interrogeant ainsi sa quête urgente d’une expression toujours plus précise, toujours plus forte, toujours plus vraie?

Nous pouvons poursuivre notre réflexion en évoquant un moment dans la vie du préhistorien André Leroi-Gourhan. Bien que le travail d’historien de Leroi-Gourhan fût un travail scientifique concret et quantitatif, l’objet de son étude, les objets les plus anciens et les plus lointains sur le plan temporel de l’histoire de l’homme, incarnait, me semble-t-il, un processus symbolique. Leroi-Gourhan s’intéressait aux objets anciens et à l’art ancien, fossiles, tableaux rupestres, outils, habitat, pour dégager de la manière la plus précise possible ce qu’est l’homme, ce qui est propre à l’homme et ce qui peut et doit caractériser le rapport de l’homme au monde. Les objets révélés par ses fouilles représentaient pour lui autant de signes d’un récit sans fin de la créativité de l’homme qui se matérialise toujours déjà en un acte magique et rituel dont l’impact communique jusqu’à quel point l’homme, même l’homme de la préhistoire, est capable d’un rapport immédiat à la beauté, comme s’il s’agissait d’une chose ou d’un événement qu’il a toujours connu et qu’il a toujours pu reconnaître, saisir. L’acte même d’André Leroi-Gourhan de consacrer sa vie à l’étude de la production préhistorique, est le témoignage de la puissante nécessité pour l’homme de rendre manifeste ce qui est durable dans le récit de sa propre histoire. André Leroi-Gourhan, dans son travail, ne cessait de répéter son émerveillement devant la beauté de ce qu’il rencontrait dans le passé de l’homme. Il en conclut que le moteur de son travail était précisément son émerveillement, qui dans d’autres termes et à une autre époque, nous pourrions assimiler au sacré et à une hiérophanie. Le moment précis que je voudrais maintenant évoquer s’est déroulé pendant la Seconde Guerre Mondiale : la Résistance française a demandé à Leroi-Gourhan de protéger, parmi d’autres œuvres d’art, la Vénus de Milo, la Victoire de Samothrace. Leroi-Gourhan est parvenu, en dépit des dangers et des risques encourus, à la sauvegarder. Je ne peux pas m’empêcher d’y voir la métaphore d’une fonction culturelle et psychique essentielle chez l’homme qui serait de préserver, coûte que coûte, au-delà de l’objet concret même, notre capacité à créer et sceller des liens entre les êtres humains à travers les représentations artistiques, à travers la communion que représente la contemplation collective d’une sculpture comme la Vénus de Milo qui incarne symboliquement la beauté féminine nourricière, source de vie. Je pense que le geste d’André Leroi-Gourhan de protéger et de conserver cette œuvre pendant la Seconde Guerre Mondiale prend toute sa dimension, à la fois culturelle et éthique, à la lumière de la puissance de destruction que représente le Nazisme.

Cette vision des choses peut sembler une vision essentiellement tragique. Ce n’est pas mon propos. Au contraire, la réactualisation et la protection des objets de la préhistoire et des œuvres d’art du passé sont précisément le témoignage de cette durabilité et de cette universalité que j’essaie d’évoquer ici. Il s’agit plutôt, au contraire, de célébrer le rapport de l’homme au monde, sa capacité et sa volonté de toujours redécouvrir et sonder les sources de sa créativité. La réification des objets du passé souligne toute l’importance de la narration et du signe car c’est le processus de leur renaissance en nous qui est à chaque fois racontée. Il me semble que les institutions culturelles – les musées, les écoles, les conservatoires, les théâtres – peuvent constituer les lieux mêmes de cette réincarnation de l’histoire à condition que cette mémoire là, vivante et active, qu’elles cherchent à loger, puisse emprunter les chemins de traverse qui mènent nulle part, c’est-à-dire qu’elles nous dirigent vers le désir de donner un sens à ce qui continue à nous échapper, qu’elles ouvrent grand leurs portes à un non-savoir « problématique » qui ferait surgir une réflexion éthique centrée sur le rapport à l’Autre qui ne serait rien d’autre et surtout l’expression d’une recherche partagée de la beauté et du bonheur comme garante de la vie.

Mais il me semble que ce cheminement, ce va-et-vient entre les objets du passé, notre présent et les créations de l’avenir, se décline aussi en des lieux secrets, intimes, invisibles à notre regard institutionnel, nous ramenant inévitablement à la maison, et qui convoquent l’image de la demeure telle qu’elle s’exprime dans l’œuvre du poète Edmond Jabès : ce vocable permet à Jabès de cristalliser non seulement l’endroit où il décide de s’enraciner dans le monde, enracinement d’autant plus critique qu’il doit répondre à la dispersion et à la Shoah, mais aussi, en évoquant la polysémie de ce mot français, d’habiter un lieu où les choses et les êtres perdurent. La demeure connote non seulement le lieu de notre enfance, de nos parents et éventuellement de nos grands parents, mais aussi ce dernier lieu que nous connaîtrons avant de quitter ce monde. C’est à la fois là où l’on passe pour ne pas y rester et cependant, quand nous pensons à la demeure, nous pensons à un lieu clos qui, même abandonné et négligé, accueille un temps présent permanent, un peu à la manière des maisons d’enfance évoquées dans l’œuvre du cinéaste russe Tarkovski. Pour Jabès, la demeure est le lieu que nous avons connu mais que nous reconstruisons sans arrêt dans nos rêves. J’ai toujours ressenti la Maison de la Culture telle que Malraux l’a conçue comme trop imprégnée par le monumental, l’histoire grandiose, le désir d’un destin héroïque. Pour un anglo-saxon, la maison est le house, l’hébergement, le domicile, ou mieux, le home, le logement familial, et que dire de mots comme casa ou typee, alors que la symbolique voulue par Malraux, cérémonielle et « romaine », semble trahir l’intimité que le mot maison en français pourrait traduire. C’est en lisant Jabès, son Où je bâtis ma demeure, que j’ai pu identifier là où je pouvais enfin, peut-être, loger mes propres errances culturelles : un lieu du récit originel, un lieu de l’histoire à venir, un lieu de poésie ouverte, à la fois du Livre et orale, qui pourrait incarner et contenir toute l’intimité de l’imaginaire individuel dans sa diversité changeante et indicible et dans sa difficulté de venir aux termes d’une réalité qui fait fi de cette intimité, érigeant, ainsi, les parois de symboles et de mots qui nous protègent de la « pensée captive ». La demeure est le lieu où le dehors peut être accueilli, invité, la propriété ouvrant ses portes aux familles, aux amis, aux inconnus et à l’histoire. Dans son œuvre cinématographique entièrement tournée vers la recherche de la demeure, Tarkovski fait figurer toujours au centre l’enfant: l’enfant qu’il a été et les autres enfants qu’il aurait pu être, personnages dont la parole nous défie par leurs silences imprévisibles, une parole qui reste souvent et encore inaudible, indéchiffrable. Comme dans le cycle poétique du même nom contenu dans les Planches courbes d’Yves Bonnefoy, il s’agit de retrouver l’enfant au cœur de la Maison natale et de sonder son passé redevenu soudainement accessible à travers le rêve et la poésie, restituant ainsi au temps présent, par les mots, les images et la musique, l’héritage, son patrimoinepsychologique et historique, qui, enfin restauré et rendu à la vie de la pensée et incarné par la parole chantée, permet au poète de conjurer son avenir, de mesurer et de peser tout l’impact du temps et de faire face, enfin, à la perspective de sa propre mort.

Pourrait-on maintenant imaginer un grand centre culturel où l’enfant, concrètement et symboliquement, serait au cœur du projet ? L’enfant porte en lui toutes les histoires individuelles qui l’ont précédé, mais il incarne, évidemment, aussi, toute l’histoire à venir du groupe, dans sa dimension absolue et insoluble d’imprévisible et d’inconnu. L’enfant serait plus que la métaphore du développement, mais serait la matérialisation de l’avenir qui s’y déploie sans qu’on puisse pour autant percer le mystère de son individualité : toute personne qui a pu travailler avec les enfants sait à quel point la vie intérieure de l’enfant est exclusive et lui appartient entièrement : l’intimité de l’enfant constitue un espace consacré. Cette réserve traduit, à mon avis, l’intensité des énergies que l’enfant mobilise au service de sa survie et de son développement qu’il traduit de manière « magique » et constructive à travers la force de son jeu. Nous pensons tout de suite à Alice ou à Huckleberry Finn dont les débats intérieurs et secrets quant à l’éthique, as to what is good and what is evil, reflètent leur profond attachement à la vie et leur investissement « sérieux » du jeu qu’ils mettent au service de leur approfondissement intellectuel et expressif ; parce qu’ils sont très joueurs et très drôles, ils nous montrent à travers leurs récits comment l’activité ludique donne naissance à des formes symboliques qui leur permettent de penser, de communiquer et d’interroger le monde. Qui plus est, les enfants échappent généralement au snobisme culturel, à la conformité des éléments de leurs rituels ; les objets de leur désir et de leur expression sont sacralisés et désacralisés à leur gré, objets parfois parmi les plus simples, feuilles et  branches d’arbres, cailloux, poupées en papier…objets « indignes » qui deviennent les ressources précieuses de leurs constructions imaginaires ; ils bâtissent leurs œuvres imaginaires sans se fier à la noblesse ou à la distinction de la chose, ils construisent souvent à partir de rien ; ils sont dans le processus culturel, et non pas dans sa consécration : ils expriment leur attachement à l’élaboration culturelle sans obéir à la notion de culture ; ils ignorent, make short shrift of, les contraintes idéologiques qui accompagnent la célébration solennelle des lieux et des monuments de la mémoire historique et collective.

Le temps du développement de l’enfant n’est pas le temps de l’adulte, du moins les adultes auront souvent, sous les effets des contraintes et des pressions de la vie, fini par l’occulter. Le temps de l’enfant est un temps long, bien que ce temps puisse lui paraître court si son développement s’effectue dans la joie et le bonheur. La maturation de l’enfant qui s’étale sur vingt-cinq ans est un fait non seulement avéré, mais, sur le plan éducatif et culturel, aujourd’hui « accepté ». Les parents, les éducateurs, le monde adulte en général, bien que parfois impatients quant à cette longue durée du développement de l’enfant, savent que la réalisation que représente l’entrée dans la vie adulte ne peut brûler les étapes qui la précèdent sans risque. La maturation ne peut connaître de version abrégée sans mettre en péril le développement. Il me semble que cette durée d’élaboration devrait être au cœur de notre réflexion culturelle institutionnelle.

Tous les actes créatifs les plus significatifs du développement de l’homme, et de l’enfant en particulier, l’accession à la marche, au langage, à la réflexion logique, à la sexualité adulte, ont requis un temps d’élaboration incompressible, qui, souvent, se mesure en années. Si nous espérons que les activités culturelles soient profondes, il me semble que nous pouvons nous référer, au moins métaphoriquement, sinon concrètement, à ces temps longs d’élaboration couronnés par des événements psychiques et physiques de la plus grande importance, et qui restent au cœur de ce qui nous permet de voir le monde comme un lieu de beauté.

Le temps de l’enfant serait alors le temps de la culture : il projette ainsi une lumière significative sur le temps de l’adulte, celui du mariage, de la famille à créer, du vieillissement et finalement de ce point limite qui est la mort où le temps de l’histoire s’arrête. Les différentes étapes de cette vie de l’enfant et de l’adulte cristallisent le phénomène de l’innovation, du changement, les transformations profondes nécessaires pour aller de l’avant. À chaque étape sa fête : la joie et les célébrations qui accompagnent ces jalons, ces passages, figurent parmi les premiers prétextes à l’expression artistique. Chaque étape renforce le lien social car chaque étape est couronnée par l’intensification du rapport à l’autre et du rapport au monde : marcher pour se rapprocher et explorer en dehors, parler pour échanger et réfléchir le monde et mieux se saisir de l’identité de l’autre et de son rapport à soi, aimer pour s’engager là où naissent les enfants dans toute l’épaisseur du temps à venir. Nous ne pouvons oublier que les racines du développement sont dans l’enfance : l’enfance de l’art et l’art de l’enfance sont à l’origine de l’énergie et de nos impulsions créatrices. L’échange et le travail culturels qui cherchent à incarner la transformation sociale et même parfois, dans l’effort d’y imposer une éthique, à la transcender, s’enrichissent infiniment des processus et des contenus psychiques intériorisés qui concentrent les émotions du now I’m walking, now I’m talking, now I’m thinking, now I’m sharing, now a child is born……que les récits de la danse, de la musique, du théâtre, des arts plastiques et de la poésie ont si souvent mis en scène, « théâtralisant » ainsi l’abandon soudain de la chrysalide et de son envol.

Il ne s’agit pas évidemment de calquer mécaniquement le temps culturel institutionnel sur le temps du développement de l’enfant, mais de faire en sorte que tous les ingrédients qui constituent une activité culturelle actuelle riche, la multi culturalité, la multidisciplinarité, la rencontre intergénérationnelle, puissent connaître, en se coagulant, pour reprendre le terme du poète Yves Bonnefoy, la symbolisation qu’elles méritent et à laquelle les artistes aspirent, en se prêtant à « l’alchimie » du long terme, d’un temps long vécu, qui peut accueillir en lui-même, par sa dimension même, le récit des éléments paradoxaux et contradictoires de l’homme, et de l’enfant qui est dans l’homme, toujours à la recherche du sens de ce qui est bon pour lui et de la beauté qui concourt à cette recherche du bien, et de faire en sorte que la technique se cantonne à rester la métaphore du devenir humain et non pas la mesure de ses accomplissements. Lorsque Jan Potočka écrit, « …il s’agit plutôt de la découverte d’un sens qui ne peut être jamais expliqué comme chose », il souligne que notre vision de l’anthropologie humaine doit s’attacher à une représentation de la culture comme processus, comme processus mental, que notre façon de penser est non seulement facteur de progrès technologique mais qu’elle incarne, dans son devenir et son action, l’intériorisation de notre désir et de notre besoin de savoir et de partager, au-delà de nos ambivalences et de nos hésitations, ce que nous estimons beau et bon pour l’homme, qu’il s’agit, pour paraphraser le poète américain, David Schubert, de faire éclore une poésie qui porte l’empreinte de la condition humaine dont la mélancolie incurable est rédimée par l’affection.

Montaigne, dans ses Essais, propose d’explorer son propre développement et son rapport au monde dans toute sa dimension d’incertitude. Il se laisse aller librement à ses pensées en abandonnant, à travers son œuvre, toute notion de système, et toute notion d’une logique du excluded middle. Petit à petit, il se refuse à voir le monde, et lui-même dans le monde, en termes de dichotomie bien définie. Il essaie de laisser libre cours à une pensée paradoxale et même contradictoire pour que le portrait de lui-même reflète le plus fidèlement possible une pensée active et fluctuante. Nous découvrons l’ébauche de cette activité intellectuelle et créatrice dans une lettre qu’il a adressée à son père, qui serait en fait son premier essai, lors de la mort de son meilleur ami, Étienne de la Boétie. Les Essais poursuivent un long dialogue avec cet ami perdu et l’impression temporelle des Essais est largement marquée par la tentative de Montaigne de donner expression à une mélancolie, qui prend progressivement la dimension d’une élaboration, d’une dynamique du deuil, semblable à celle décrite par Freud dans son fameux essai sur l’état mélancolique. L’écriture des Essais, qui réhabilite son dialogue avec son ami défunt, fait renaître Montaigne à lui-même. L’intensité de ce dialogue interne avec lui-même est accompagnée par une intensification du temps présent, comme si ce dialogue déclenché par la perte et la réalisation d’un temps à jamais révolu, a précipité chez Montaigne un rapport plus dense avec son être actuel. Lorsque j’ai abordé les Essais avec Donald Frame pendant mes études, j’ai été frappé, en dehors de tout le travail philologique et critique que nous avons pu effectuer ensemble, par la puissante métaphore que constituait la démarche même de Montaigne dans mon propre rapport à une œuvre et aux événements du passé. Je me rendais ainsi à l’idée que la maturation de Montaigne à travers les Essais, son rapport au temps et son rapport avec les textes anciens, et tout particulièrement sa capacité de convoquer son imaginaire et sa pensée dans un dialogue constant avec les textes qu’il lisait et avec les personnes qu’il a pu connaître, pouvait incarner pour moi la manière la plus propice et la plus riche pour aborder les œuvres du passé et le patrimoine. La finalité de la lecture ou de la réalisation d’œuvres anciennes, se cristallisait en un changement intérieur et personnel qui rendait vivant, à nouveau, les voix de ceux que nous avons aimés et de ceux qui nous ont guidés. La librairie, la bibliothèque, de Montaigne représente un lieu clos, qui accueille les œuvres du passé, le patrimoine poétique et intellectuel, créant l’intimité nécessaire à l’artiste et au penseur pour transfigurer l’héritage culturel et le rendre par la suite transformé, selon ses termes, à la communauté. Montaigne nous fait comprendre que l’artiste ou le penseur qui a pleinement intégré au sens propre comme au sens figuré sa librairie ne se retire pas du monde. La librairie de Montaigne était devenue, pour moi, la métaphore d’une intériorisation d’un passé livresque et philosophique, patrimonial, permettant de réfléchir et de rencontrer à nouveau le présent dans toute sa diversité. Permettez-moi de passer ici pendant un instant à ma langue maternelle : It is this drawing together of the inner and outer worlds through words and thoughtfulness in a state of flux and endless searching which creates the images and tonality which disclose the deep feeling of calm infusing the Essais : à l’époque de mon travail avec Frame l’été indien faisait régner au-dessus de Central Park « une beauté apaisée que la nature savourait tel un peintre qui, devant son ouvrage accompli, peut un moment ranger ses pinceaux …. ».